Date : le 9 mai 2017
Par : Rafael Perez
Le petit pas d’après¹
L’effeuillé 8
Je vous propose, comme exercice de lecture, un troisième regard portant sur un même point de vue. Une invitation de Jacques Lacan, à la fin de son “Petit discours aux psychiatres”, propose de faire le petit pas d’après. Ce discours aux psychiatres porte le titre Formation du psychanalyste et… Psychanalyse. Il est prononcé à Sainte-Anne, le 11 octobre 1967. Ce jour- là, Lacan dit de sa conférence :
Si j’ai choisi car c’est moi qui l’ai choisi, ce titre : Formation du psychanalyste et… Psychanalyse, c’est parce que ça me paraît un thème spécialement important, mais, à propos de quoi, j’étais porté à commencer par, mon Dieu, ce qui peut se voir, se toucher, ce qui de toute apparence, en est déjà là, comme résultat, à savoir une constatation assez désabusée2.
Ce “mon Dieu” de Lacan, je le mets en résonance avec une chanson d’Édith Piaf “Mon Dieu”, très populaire en France dans les années 1960. Il ponctue le propos de Lacan comme un point d’exclamation3. Celui-ci est porté à toucher, à voir l’invisible dans un discours en apparence fait de rugissements, ironique et trivial, où il conjoint “effet dans la pratique analytique” et “illumination dans la pensée du psychanalyste” :
Oui, il ne suffit même pas, je dirais, de répéter, d’une façon, non plus simplement de vocabulaire – vous comprenez, on ne s’en aperçoit même plus, mais enfin depuis un temps, le désir, la demande… on a complètement oublié que personne n’avait parlé du désir et de la demande avant que j’aie appris à ce qu’on les distingue – mais ceci n’a aucune importance, parce qu’on peut
parler du désir et de la demande et ça peut n’avoir aucune espèce d’effet dans la pratique analytique, même pas le plus petit commencement d’illumination dans la pensée du psychanalyste qui les emploie. On peut aussi transcrire plus intelligemment […] on peut parler plus intelligemment de ce que je raconte et même le transcrire d’une façon beaucoup plus intéressante.
Il y a là une toute petite chose, dont je n’ai fait la découverte que tout a fait récemment et que je
1 Jacques Lacan, 10 novembre 1967, Conférence sur la psychanalyse et la formation du psychiatre, à Sainte-Anne. Dans Pas-tout Lacan.
2 Ibid.
3 Mon Dieu, laissez-le moi un peu : https://www.youtube.com/watch?v=X22k-8KNrZ4 . « Mon Dieu”, 1960, Édith Piaf. Piaf chante : “Il est le temps d’illuminer ou de souffrir. Je vous communique comme ça parce que je suis de bonne humeur, (ça ne fait pas partie de mon plan) ; j’ai observé ça après que j’ai – faut vous dire que j’ai tout de suite posé comme principe au départ qu’il n’y a pas de propriété intellectuelle – ça je l’ai toujours dit, je l’ai dit dès les premiers jours, dès les premières minutes de mon enseignement – enfin, n’est-ce pas, ce que je raconte pourquoi est-ce que quelqu’un d’autre ne le reprendrait pas ? et même s’il veut le reprendre comme étant de lui, je n’y vois absolument aucun obstacle.4
Cette toute petite chose produit ironiquement un effet. Lacan n’est pas ici illuminé, il critique le terme formation. Il va jusqu’à dire avec force, à bas bruit, à son auditoire : on forme on forme. Son petit discours se clôt sur cette limite5. Lacan émet des réserves quand on se contente de le répéter. Pour se servir intelligemment de son vocabulaire, il faut toujours viser son effet sur la pratique analytique et sur la pensée du psychanalyste. Avec son dire, il cherche à toucher les deux. Il ironise sur ce point, je souligne ce passage : « On peut parler du désir et de la demande et ça peut n’avoir aucune espèce d’effet dans la pratique analytique, même pas le plus petit commencement d’illumination dans la pensée du psychanalyste qui les emploie. » L’artifice conceptuel du désir et de la demande fonctionne s’il a un effet sur la pratique analytique. Mais pas seulement. Il faut aussi que ce qu’on dit illumine ironiquement, paradoxalement, frappe la pensée du psychanalyste.
Du mot illumination, Lacan a un usage précieux et intermittent. Il l’emploie comme synonyme d’éclair, de révélation, sans plus de précision. Il n’empêche, à chaque fois, le terme est lié au point de vue du psychanalyste. Quel est ce point de vue ? Le 17 mars 1954, il fournit une ligne pour la méthode analytique. Sa méthode repose sur un triple point de vue qui va faire apparaître les choses de façon renversée :
L’importance de cette conception est justement de faire apparaître ces paradoxes et ces contradictions, ce qui ne veut pas dire pour autant opacités et obscurcissements; c’est souvent au contraire ce qui apparaît comme trop harmonieux, trop compréhensible qui recèle en soi quelque opacité; et c’est inversement dans l’antinomie, dans la béance, dans la difficulté, que nous trouvons des chances dé transparence. C’est à ce point de vue là que repose toute notre méthode, et j’espère aussi notre progrès ici6.
Lacan situe le point de vue du psychanalyste dans l’antinomie, la béance, la difficulté. C’est là un point à ne pas négliger. On trouve un exemple trivial de cette difficulté de lecture, le 30
4 Jacques Lacan, 10 novembre 1967, Conférence sur la psychanalyse et la formation du psychiatre, op. cit..
5 Ibid, je cite: « Pour déplacer tellement de personnes pour la « formation du psychiatre », il faut en mettre un rude coup. Enfin… c’est une certaine conception de la formation qui se répand de plus en plus : on forme, on forme. On forme à l’aide de communications, conférences, entassement de propos ; à propos de quoi, d’ailleurs, on pourrait de temps en temps se demander quel peut en être le résultat, car on ne peut pas dire, non plus, que ce que vous alliez entendre, ici, sur ce qui vous concerne comme psychiatres – je suppose qu’il y en a ici une très grande majorité – vous n’allez pas entendre des propos qui soient tous convergents, ni même seulement compatibles. Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Une synthèse, comme on dit ? On peut appeler ça autrement… pourquoi pas fatras aussi ! Il faut dire que la question se pose quelques fois sérieusement, de la différenciation entre le fatras et la synthèse.
Alors évidemment, cette formation du psychiatre, pour l’instant, semble entraîner beaucoup de remue-ménage, dans l’espace et dans le temps. Il s’agit de voir… il s’agit de voir là-dedans quel est le rôle qui peut et doit être réservé à la psychanalyse. »
6 Jacques Lacan, 17 mars 1954, Les écrits techniques de Freud, http://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1954.03.17-1.pdf.
juin 1954. La question qui se pose est : comment lire un signe du point de vue du psychanalyste ?
c’est d’une certaine illumination liée à la présence d’un objet que le signe prendra toute sa force et toute sa vérité. Et voici les choses renversées. La vérité, si on peut dire, est mise en dehors, ailleurs.7
Il affirme qu’il ne s’agit pas, comme avec Saint Augustin, de produire je ne sais quelle vérité intérieure à travers laquelle notre monde s’illumine. Il décline en trois arguments la lecture du signe :
1. L’illumination est liée à la présence d’un objet.
2. De cette illumination, le signe prend sa force et sa vérité.
3. Et voilà les choses renversées, la vérité est mise en dehors, ailleurs.
Deux ans plus tard, il fait un nouvel usage trivial du terme. Le 25 janvier 1956, il remarque qu’ il y a quelque chose qui doit distinguer le point de vue de l’analyste du celui du psychiatre, ce quelque chose qui peut arriver à tout instant, et dans un très bref espace de temps. Si Lacan fait un usage trivial de l’illumination, il ne s’en explique pas. Cette fois, il s’agit de visions, avec une série de termes associés à l’illumination opérant, une fois de plus, selon le régime des signes :
nous sommes très épatés qu’un objet entende des choses que nous n’entendons pas, comme si aussi d’une certaine façon il ne nous arrivait pas à nous à tout instant, d’avoir ce qu’on appelle des visions, c’est-à-dire qu’il nous descend dans la tête des formules qui ont pour nous une certaine valeur saisissante, orientante, voire quelquefois fulgurante, illuminante, qui nous avertissent; point de vue évidemment dont nous ne faisons pas le même usage que le psychotique, mais quand même il arrive des choses dans l’ordre verbal qui sont ressenties par le sujet d’une certaine façon comme quelque chose.8
Le point de vue intéresse ici Lacan: “Point de vue évidemment dont nous ne faisons pas le même usage que le psychotique”. Il faudra quand même apprendre et trouver la manière de s’en servir. Les visions descendent dans la tête, c’est-à-dire, tombent comme des pierres. Elles frappent, touchent. Elles ont une valeur saisissante, voire orientante. Tout d’un coup, advient quelque chose qui échappe à la raison, qui lui arrache sa certitude, et, à partir de là, cette chose devient fulgurante, illuminante, mais elle ne le fait pas de n’importe quelle manière. Elle se présente sous forme d’avertissement.
7 Ibid,
8 Jacques Lacan, 25 janvier 1956, Les psychoses, http://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1956.01.25.pdf .
Jacques Lacan et la revue Littoral ont invité à reprendre des points avancés dans son enseignement et à faire le petit pas d’après. Pour cet exercice, il n’y a qu’une seule condition à remplir, un prix à payer : il faut sortir de la fascination :
Ils ne me citent pas pourquoi ? – Pour que tout le monde croie que c’est d’eux. Ils sont tellement fascinés par ce fait, parce qu’ils veulent que ça soit eux qui aient dit ça – tout le monde sait effectivement que c’est moi, mais peu importe – que c’est ça qui les empêche de faire le petit pas d’après.9
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école lacanienne de psychanalyse