George-Henri Melenotte
Séminaire San José – « Une drôle d’excitation sexuelle » -Samedi 12 août 2017 – 3 –
tercera sesión seminario San José
Sur le sinthome paroles imposées
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On peut s’étonner que Lacan se soit commis à des présentations de malades durant de longues années. Car, à première vue, un tel exercice est incompatible avec l’exercice de l’analyse. Il revient par conséquent de s’arrêter sur la façon dont il s’y prenait pour mener à bien ses présentations en évitant de tomber dans la démonstration du pouvoir du psychiatre sur la folie. Rien ne vaut par conséquent de nous pencher sur l’une de ses présentations pour tenter de repérer comment il s’y est pris pour entrer dans une pratique qui est au cœur du pouvoir psychiatrique et pour démontrer comment, de l’intérieur de l’exercice de ce pouvoir, il s’y est pris pour le subvertir.
Dans un premier temps, il est utile de rappeler la critique que Foucault fait d’une telle présentation, dans son Cours au Collège de France, Le pouvoir psychiatrique, dans la leçon du 9 janvier 1974 où il développe une analyse des marques du savoir psychiatrique. Celles-ci, nous dit-il, se développent selon trois catégories : la technique de l’interrogation, le jeu de la médication et de la punition, et la présentation clinique.
D’abord, il brosse un tableau d’ensemble de la présentation clinique. C’est « le grand amplificateur du pouvoir psychiatrique qui se tramait dans la vie quotidienne de l’asile. » Dans la clinique, précise-t-il, « la parole du médecin apparaît comme ayant un pouvoir plus grand que la parole de n’importe qui. » La présentation ne sert pas tant à la transmission d’un savoir qu’à s’inscrire comme procédure d’affirmation du pouvoir du médecin, ce dernier étant la raison même de la vie de l’asile. Le médecin s’y constitue comme « maître de la vérité. » Il est à la fois celui qui soigne et détient la parole du maître.
Parmi les éléments en jeu dans la présentation, il y a l’aveu du malade. Foucault :
En répondant publiquement aux interrogations du médecin, en se faisant arracher l’aveu final de sa folie, le malade reconnaît, accepte la réalité de ce désir fou qui est à la racine de sa folie.
L’aveu n’est pas l’extorsion d’une vérité à celui qui cherche à la dissimuler. Il est une technique par laquelle la folie s’avoue dans la bouche du malade. C’est là une loi du discours de la clinique : l’amener à avouer sa folie et ainsi lui faire effectuer la réalisation de sa folie en tant que maladie. L’aveu devient le passage nécessaire par lequel le fou entre dans la maladie. Parmi les techniques de l’aveu, figure la présentation clinique qui répond à un tel passage.
À côté de l’aveu, il y a le public de la présentation clinique. Le médecin, souligne Foucault, est entouré de gens venus pour recueillir le savoir du maître. Par leur seule présence, ils attestent le respect de sa parole. Le médecin en sait long sur le malade, il en sait plus que lui sur sa maladie. La mise en scène de la présentation va donc montrer publiquement au malade qu’il a affaire dans la personne du médecin à quelqu’un qui détient sur lui l’autorité d’un savoir reconnu sur sa maladie.
La clinique magnifie ainsi les marques du savoir. Les marques du savoir ne forment pas le contenu d’une science. Elles vont permettre au médecin, dès lors qu’il en est revêtu, de pouvoir fonctionner comme médecin dans l’asile. L’ostentation de ses marques va lui permettre « d’exercer à l’intérieur de l’asile un sur-pouvoir absolu, de s’identifier finalement au corps asilaire. »
Est-ce bien sur ce mode de l’ostentation des marques du savoir que Lacan officie dans ses présentations de malade ? Justement pas. Au cours de l’entretien avec Gérard Lucas qui va suivre, Lacan témoigne d’une position de non-savoir sur son interlocuteur. À aucun moment, il ne manifeste un sur-pouvoir absolu sur le cas, bien plutôt une attention curieuse. Il occupe certes la position du maître qui pourrait prendre prétexte de la clinique pour exhiber les signes ostentatoires que sont les marques du savoir. Mais, de cette place où ils seraient attendus, il ne le fait pas. Ne lui dit-il pas : « Je ne suis pas très récepteur puisque je manifeste que je patauge dans votre système. Les questions que je vous ai posées prouvent que c’était justement de vous que je désirais vos explications. »
Cette présentation nous livre des éléments précieux sur le cas. Les paroles imposées, d’abord. Que dit Gérard Lucas à leur sujet ?
GL : La parole imposée, c’est une émergence qui s’impose à mon intelligence et qui n’a aucune signification au sens courant. Ce sont des phrases qui émergent, qui ne sont pas réflexives, qui ne sont pas déjà pensées mais qui sont de l’ordre de l’émergence, exprimant l’inconscient.
Le terme émergence indique la survenue inopinée de ces paroles. Il donne des exemples : « Vous avez tué l’oiseau bleu », ou bien : « C’est un anarchic system ». Ces phrases n’ont pas de signification propre. Elles s’imposent à son intellect. Ce surgissement évoque la description qu’en fait De Clérambault avec son petit automatisme. La concordance de la présentation et des écrits de De Clérambault est par moments frappante. Lacan fut l’un de ses élèves, certaines de ses réflexions au cours de l’entretien laissent supposer qu’il a pris à son compte l’enseignement de son Maître de l’Infirmerie Spéciale.
De Clérambault écrit à propos des phénomènes qu’il appelle anidéiques : « [Ces phénomènes] se présentent comme indépendants non pas seulement par rapport à la pensée consciente, mais entre eux. » Dans la pensée pathologique, précise-t-il, « ils s’amplifient, ils se multiplient, s’amplifient, s’intensifient jusqu’à prendre le dessus sur la pensée consciente. »
Gérard Lucas explique que les phrases qui s’imposent, sont contrebalancées par des phrases réflexives. Ces phrases réflexives compensent les phrases imposées. Elles permettent la récupération de ces dernières. De nombreux exemples viennent illustrer ces propos. Ainsi : « Ils veulent me monarchiser l’intellect » est une phrase émergente. « Mais la royauté est vaincue », est une réflexive. Les phrases émergentes relèvent de l’imposition, alors que les réflexives sont du sujet lui-même.
Dans sa description de l’hallucinose, De Clérambault indique que le sujet, devant le surgissement des ces phrases imposées peut se croire « branché sur un réseau téléphonique. » il précise alors : « Ce sont des phrases libres, comme naguère nous l’avons vu des images libres ». Une remarque de De Clérambault donne à ces phénomènes leur champ d’exercice : « Tout se joue dans la verbalité », écrit-il.
Gérard Lucas théorise son cas. Il se constitue comme champ où se déploie le double registre des paroles imposées et celui des paroles réflexives, et il élabore une théorie qui disjoint le langage de la vie courante de ce qu’il appelle le langage sous influence imaginative. Son imagination crée en effet un autre monde, équivalent dans son sens au monde réel et qui en est pourtant radicalement disjoint. Les paroles imposées serviraient de ponts entre ces deux mondes, le monde imaginatif d’une part, et le monde réel de l’autre. Ainsi Gérard Lucas dit-il :
Le rêve, le monde construit par l’imagination, où je trouve mon centre de moi-même, n’a rien à voir avec le monde réel, parce que, dans mon monde imaginaire, dans le monde que je me crée au niveau de la parole, j’en occupe le centre. J’ai tendance à créer une sorte de mini-théâtre où je serais une sorte de metteur en scène à la fois créateur et metteur en scène, tandis que dans le monde réel, je n’ai qu’une fonction de…
De ce centre, il précise que c’est le centre d’un cercle solitaire :
Je suis le centre solitaire, une sorte de dieu, de démiurge d’un cercle solitaire, parce que justement, ce monde est muré, et je n’arrive pas à le faire passer à la réalité quotidienne.
Nous ne gagerons pas ici que le cercle dont parle ici Gérard Lucas a rapport au cercle magique dont Canudo fait mention dans Les Libérés. Nous verrons que cette problématique du cercle au centre duquel le sujet remplit une fonction démiurgique n’est pas étrangère à la conception de la liberté qui lui sera propre.
Théoricien de son cas, il en est aussi le clinicien. Ainsi, quand il décrit le glissement qui le fait passer de « assassinat politique », à « assistanat politique », puis à « assastinat », il parle, comme un linguiste, de « contractions de mots », là où Lacan préfère parler de « torsion de voix ». À cette occasion, apparaît que l’équivoque signifiante ne porte plus sur le sens qui se déroule sous la barre du signifiant, mais dans l’énoncé même du signifiant qui devient une matière sonore malléable :
Car il entendait quelque chose : sale assassinat politique par exemple. Ce qu’il faisait équivalent à sale assistanat politique. On voit bien que là le signifiant se réduit à ce qu’il est, à l’équivoque, à une torsion de voix.
Tout comme chez Canudo, les pensionnaires de la Villa étaient des libérés, ici Gérard Lucas va développer une théorie de la liberté inédite. Ceci m’amène à vous lire cet extrait de son dialogue avec Lacan :
GL : Je vis sans bornes. N’ayant pas de bornes…
L : Il faut tout de même savoir si vous vivez sans bornes ou si vous êtes dans un cercle solitaire parce que le mot cercle implique plutôt l’idée de borne.
…….
GL : […] Le fait de parler de ces cercles solitaires et de vivre sans bornes, il n’y a pas de contradiction, dans mon esprit, je ne vois pas de contradiction. Comment vous expliquer ? Je suis dans un cercle solitaire, parce que je suis en rupture avec la réalité. C’est pour ça que je parle de cercle solitaire. Mais cela ne m’empêche pas de vivre au niveau imaginatif, sans bornes. C’est justement parce que je n’ai pas de bornes que j’ai tendance à m’éclater un peu, à vivre sans bornes. Et si on n’a pas de bornes pour vous arrêter, vous ne pouvez plus faire fonction de lutte, il n’y a plus de lutte.
Autrement dit, le monde imaginatif dans lequel Gérard Lucas évolue est un monde démuni de limite. Lacan y voit une contradiction avec son enfermement dans un cercle solitaire. Lucas précise, alors que, si ce cercle le prend en effet dans ses filets, ces limites sont bornées par la disjonction de ce monde imaginatif avec la réalité. Dans le monde imaginatif, il vit sans bornes, sans retenue, et sans limite. Il y est libre. D’ailleurs, juste avant ce passage, il fait allusion au poème de Mallarmé, L’azur, où l’on trouve ces vers :
Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse
En t’en venant la vase et les pâles roseaux,
Cher Ennui, pour boucher d’une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux.
Le dernier vers rapporte la tâche des oiseaux qui font méchamment de grands trous bleus que la main, jamais lasse de l’Ennui, bouche de vase et de pâles roseaux. Que dit Gérard Lucas à ce propos ? Je lis cet extrait qui précède la phrase où Gérard Lucas affirme vivre sans bornes :
GL : « Les oiseaux bleus. Ils veulent me [tuer], ils veulent me tuer. »
L : Qui sont les oiseaux bleus ? C’est les oiseaux bleus qui sont ici ?
GL : Les oiseaux bleus.
L : Qu’est-ce que c’est les oiseaux bleus ?
GL : Au départ, c’est une image poétique en relation avec le poème de Mallarmé, l’Azur, puis l’oiseau bleu, c’était le ciel, l’azur infini, l’oiseau bleu, c’était l’infini azur.
L : Oui, allez-y.
GL : C’est l’expression d’une infinie liberté.
L : Alors, c’est quoi ? C’est les infinis ? Traduisons les oiseaux bleus par infinie liberté. C’est les infinies libertés qui veulent vous tuer ? Il faut quand même voir si les infinies libertés veulent vous tuer. Allons-y.
GL : Je vis sans bornes. N’ayant pas de bornes…
Gérard Lucas parle deux fois de l’infini : la première de l’infini azur, la seconde de l’infini liberté. Lacan cherche les impasses logiques de son propos. Si les oiseaux bleus traduisent une infinie liberté, alors est-ce que ce sont ces libertés qui veulent le tuer ? La réponse qui lui est faite est décalée. Tout comme l’infinie liberté, l’infini azur exprime ce qui, dans le monde imaginatif, n’a pas de borne, est sans limite.
Gérard Lucas précise son propos :
L : Je viens de vous faire remarquer que le cercle solitaire n’implique pas de vivre sans borne puisque vous êtes borné par ce cercle solitaire.
GL : Oui, mais au niveau de ce cercle solitaire, je vis sans bornes. Au niveau de ce cercle solitaire, je vis sans bornes, mais au niveau du cercle réel, je vis avec bornes, parce que je suis borné, ne serait-ce que par mon corps.
L : Oui, tout ça est très juste, à ceci près que le cercle solitaire est borné.
GL : Il est borné par rapport à la réalité tangible, mais ça n’empêche pas le milieu de ce cercle de vivre sans borne. Vous pensez en termes géométriques. Mais vivre sans bornes, c’est ça qui est angoissant. Non ? Ça ne vous angoisse pas ?
La réponse est sans réplique. Lacan pense en termes géométriques. Lucas lui pense selon d’autres termes où il n’y a pas contradiction à vivre dans le cercle réel qui a plusieurs bornes, dont par exemple, les limites de son corps, et dans le monde imaginatif, celui du cercle solitaire, où il vit sans bornes. Il y a donc deux cercles, le cercle réel et le cercle solitaire, qui se superposent de façon telle que Gérard Lucas s’y trouve prisonnier et borné dans le premier et libre dans le second où il vit sans limite.
La liberté dont témoigne Gérard Lucas n’est pas entachée par une contradiction fondamentale mais par une double qualification : elle est à la fois restreinte, limitée à l’intérieur du cercle réel, et sans borne, sans limite, infinie au niveau du cercle solitaire. Se trouver inscrit dans le cercle solitaire ne borne pas son horizon. La limite que trace ce cercle est, à l’inverse du cercle réel, le support d’une ouverture vers l’infini. Cette limite marque une ouverture à l’illimité, et non la clôture dans un espace plan par un cercle délimitant un intérieur d’un extérieur.
Peut-on dire pour autant que Gérard Lucas comme tel est libre ? Peut-on affirmer tout de go que ce qui l’accable est la manifestation de sa liberté à l’œuvre dans sa folie ?
Rien n’est moins sûr. En témoigne le passage de l’entretien où il apparaît qu’il ne dispose pas de son libre-arbitre. En voici l’extrait :
GL : Je m’en remets aux médecins en essayant de conserver mon libre-arbitre.
L : Vous avez le sentiment que vous donnez une place sérieuse au libre-arbitre. Dans ce que vous venez de me raconter, vous subissez, vous subissez certaines choses qui vous dépassent.
GL : Oui, mais…
L : Oui, mais…
GL : J’ai un tel espoir de retrouver mon pouvoir de jugement, mon pouvoir de dialogue, mon pouvoir de prise en main de la personnalité. Je crois que c’est le problème le plus crucial.
Gérard Lucas a l’espoir de retrouver son pouvoir de jugement, de dialogue, de prise en main de sa personnalité. C’est dire combien il ne dispose pas d’un tel pouvoir. La liberté, voici, nous dit-il, le problème crucial.
Irait-on jusqu’à dire que, sur le chemin qui l’a mené jusqu’au cercle solitaire où, enfin, il pouvait goûter à la liberté d’une monde sans limite, il s’est trouvé bloqué par de fortes contraintes qui l’ont arrêté sur cette voie ? Il y a fort à penser que telle est la situation de Gérard Lucas. C’est à un homme entravé sur le chemin de sa liberté que l’on a affaire. Reste à savoir s’il sera à même de mener ce chemin jusqu’à son terme.
À la fin de l’entretien, il est question de sa tentative de suicide. Il est un télépathe émetteur et il ne cesse de l’être. Il en dit ceci :
toutes mes actions seront aussitôt reconnues par télépathie par ceux qui m’entendent, sans m’entendre même…Je ne pourrai pas vivre dans la société tant que cette télépathie existera, parce que je pourrai pas vivre dans la vie sociale, dans le courant social sans être prisonnier de cette télépathie
Prisonnier de sa télépathie. Tout en jouissant d’une liberté sans borne dans le cercle solitaire, Gérard Lucas est incarcéré dans la prison de sa télépathie, incarcération qui l’a mené sur la voie d’une évasion par la mort, évasion ratée jusque-là.
Après l’entretien, Lacan donne quelques impressions sur l’entretien qui vient de se dérouler. Après avoir dit qu’il s’agit à ses yeux d’une psychose lacanienne, il ne cache pas son pessimisme sur le devenir du cas :
C’est même en quoi je ne suis pas très optimiste pour ce garçon. Il a quand même le sentiment que les paroles imposées se sont aggravées c’est-à-dire que le sentiment de ce qu’il appelle télépathie est un pas de plus. Jusque-là, il se contentait d’avoir des paroles imposées, mais c’est d’ailleurs le sentiment d’être aperçu qui me désespère. Je dois dire qu’il n’y a plus moyen de vivre, d’en sortir. Je ne vois pas du tout comment il va s’y retrouver. Il y a des tentatives de suicide qui finissent par réussir.
Ces mots de Lacan soulignent l’importance qu’il accorde à la conquête de sa liberté par le patient. Son pessimisme montre qu’il ne la croit guère possible.
Dans la séance du 17 février 1976 de son séminaire, Lacan fait mention du cas Gérard Lucas qu’il qualifie de « cas de folie ». Cas de folie particulier, dit-il, parce qu’il a commencé par « le sinthome : paroles imposées ». Les propos du patient sont décrits comme « tout ce qu’il y a de plus sensé dans l’ordre d’une articulation lacanienne. »
Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons, nous sont en quelque sorte imposées ? C’est bien en quoi ce qu’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce qu’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu’un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite ? Que la parole est un placage. Que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. Comment est-ce qu’il y en a qui vont jusqu’à le sentir?
Dans le paragraphe de son article cité précédemment, intitulé « Anidéisme et interférence », De Clérambault tient un propos fort proche. Parlant des phénomènes d’interférence, il écrit : « De tels phénomènes se présentent chez nous tous à l’état naissant ; d’une façon presque continue, mais sont refoulés ou plutôt s’annulent d’eux-mêmes. » Nous ne sommes plus loin avec Lacan des mots parasites de De Clérambault. Ce dernier poursuit : « Dans tous ces cas, ces processus jettent dans l’esprit des produits de sélection fortuits, dont le choix ne peut s’exprimer que par des causes mécaniques, exactement comme le mentisme qui si souvent les accompagne. »
Cette proximité entre De Clérambault et Lacan s’arrête là puisque, si le premier donne aux phénomènes décrits une cause mécanique, Lacan ne procède pas de même en parlant à propos de Gérard Lucas de folie au sinthome paroles imposées. Le sinthome n’a pas la fonction causale de la mécanique à l’œuvre dans le petit automatisme de De Clérambault. C’est le démarquage de Lacan vis-à-vis du Maître de L’Infirmerie Spéciale qu’il va s’agir maintenant de souligner.
Dans la séance du 18 novembre 1975, du séminaire Le sinthome, Lacan présente le symptôme comme ceci :
L’ex-sistence du symptôme c’est ce qui est impliqué par la position même, celle qui suppose ce lien – de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel – énigmatique.
Dans cette formulation, Lacan ne parle pas du sinthome mais du symptôme. Le symptôme, vaut ici aussi bien que le sinthome. Par son existence, il suppose un lien « énigmatique » entre Imaginaire, Symbolique et Réel. C’est dire que le sinthome fait lien entre les trois consistances non liées. Mais il ne le fait pas n’importe comment. Quant à savoir comment il s’y prend pour le faire, énigme !! Il le fait de façon énigmatique. Avec la quatrième consistance, Lacan donne sa langue au chat. Le sinthome est un lien qui fait nœud des trois consistances quand elles sont dénouées de façon borroméenne :
Si vous trouvez, quelque part, je l’ai déjà dessiné, ceci qui schématise le rapport de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel, en tant que séparés l’un de l’autre, vous avez déjà, dans mes précédentes figurations, mis à plat leur rapport, la possibilité de les lier par quoi ? Par le sinthome.
Dès lors que les choses sont ainsi présentées et que l’énigme est le sceau de cette quatrième consistance qui noue les trois autres de façon borroméenne, le cœur de cette énigme réside dans le sinthome lui-même. Pour peu que l’on se reporte au cas de folie au sinthome paroles imposées, on reconnaît l’énigme dans ces paroles qui émergent d’on ne sait où. En qualifiant ce cas de folie au sinthome paroles imposées, Lacan conserve le caractère énigmatique du sinthome et se conforme au propos de Gérard Lucas qui ignorait d’où pouvaient lui venir ses paroles imposées. Suite à cela, on saisit le décalage de l’approche lacanienne de celle du psychiatre. Ce dernier explique l’anidéisme par des causes mécaniques. Lacan ne cherche en rien à expliquer la cause des paroles imposées. En les qualifiant de sinthome, il les laisse dans l’entièreté de leur caractère énigmatique.
Dans l’Autresexe, Allouch s’attache à la question du sinthome de façon détaillée. Je vous lis cette assez longue citation. Nous sommes à la conclusion de cet ouvrage. Il y a deux paragraphes : l’un portant sur le désir en jeu dans le soulèvement, l’autre portant sur le sinthome :
Dénommer « soulèvement » un tel indestructible désir ouvre la voie de sa reconnaissance comme ce quelque chose qui, relevant de la liberté de chacun, restera à jamais sans explication (cf. le caractère énigmatique du sinthome). Ce bloc tout à la fois d’abîme, de liberté et d’insu ne lâchera pas.[…]
S’ensuit une définition du symptôme ou, pour mieux dire et dire avec Lacan, du sinthome, où résonne la sainteté. Le sinthome, lui-même un nœud de signes, fait signe de ce que le chemin de « s’y rendre » n’a pas été trouvé, qu’en route l’on s’est perdu, que donc on n’a pas été vaincu, que ce soulèvement, qui pourtant est la seule chose à quoi chacun tient et qui tient chacun, s’est égaré. Le sinthome est un rappel à l’ordre du soulèvement. (AS, 208)
Que fait Lacan en disant du cas que c’est une folie à sinthome paroles imposées ? Réponse : quelque chose objecte au soulèvement chez Gérard Lucas. En même temps, engagé dans la voie de ce soulèvement, il s’y est égaré. Le sinthome n’est pas le signe d’une aliénation du patient. C’est un rappel à l’ordre du soulèvement en cours qui s’est arrêté en chemin. Le sinthome lui indique la liberté qu’il lui reste à conquérir. Il endosse le double statut d’un soulèvement raté et d’une exigence qui bat le rappel pour que ce soulèvement se poursuive et lui permette d’accéder à sa liberté effective.
Le cas ne s’est donc pas échoué sur le diagnostic d’une psychose chronique, mais bien plutôt, avec cet entretien avec Lacan, nous a-t-il offert la chronique d’un chemin vers la liberté au cours duquel, à moment donné, il s’est égaré.
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