Atelier deux analytiques du sexe
Deuxième séance – 24 janvier 2018 Strasbourg
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En terminant ma lecture du livre d’Allouch, je suis tombé sur cette définition de la liberté que je vous restitue. Elle se trouve en page 199 de la conclusion : « Est libre quiconque se trouve déshabité du désir de rapport sexuel. »
Cela me donne l’occasion de revenir sur ce point qui a fait difficulté les fois où l’on a abordé cette question du désir d’absence de désir de rapport sexuel. Peut-être que les précédentes fois, cette formule était trop ramassée pour pouvoir passer. Aussi en guise de début à cette intervention, suis-je obligé de revenir sur ce point devant vous. L’affirmation selon laquelle le rapport sexuel n’existe pas demande à être précisée.
D’abord, cette définition du rapport comme inexistant n’est recevable que dans l’orbite du désir. Ce qui fait que l’inexistence du rapport sexuel ne s’affirme que dans la mesure où un tel rapport n’est pas désiré. Ceci n’est qu’un aspect de la question ici abordée.
Car plutôt que de se limiter au constat qu’il n’y a pas de rapport sexuel comme rapport désiré, il y a un pas de plus à franchir pour avancer que c’est l’absence de désir de rapport qui est désirée. C’est là le point délicat, difficile à accepter tant le désir de rapport nous paraît naturel. Peut-être que l’obscurité d’une formulation trop dense a jusque-là masqué la difficulté. C’est une chose que de dire : il y a absence de désir de rapport sexuel, c’en est une autre de dire que cette absence est désirée. Ce désir d’absence du désir de rapport sexuel est une thèse nouvelle. Elle va contre le pli de nos habitudes freudiennes et lacaniennes. Un tel désir est nommé par Allouch, soulèvement.
Cette petite mise au point paraît nécessaire car on voit que la question véritable concerne la sexualité elle-même. Il est trivial de dire que la sexualité repose sur le désir de rapport sexuel, qu’elle devient plus problématique dès lors qu’un tel désir vient à manquer. Mais l’affaire se corse résolument, on vient de le dire, dès lors que c’est cette absence de désir qui est désirée. Car comment peut-on désirer une absence de désir ? Ce qui est le plus curieux est que ce nouveau désir ouvre à une nouvelle érotique dont on voit qu’elle ne saurait être sexuelle à moins de revisiter ce qui est reçu comme relevant de la sexualité. Spirituelle conviendrait mieux. Dès lors se pose la question du sexuel quand Allouch s’interroge : Pourquoi y a-t-il de l’excitation sexuelle plutôt que rien ? Cette question ne va probablement pas cesser de revenir tout au long de cet atelier.
Poursuivons. Si l’inexistence de l’Autre se traduit par l’absence du partenaire sexuel, comme le suggère Foucault, que cette absence rende le rapport impossible va de soi. En ce sens, le mot soulèvement convient. Car se soulever ne suppose aucun objet de satisfaction, aucun accouplement satisfaisant. Le soulèvement est sans objet et s’il est le fruit d’une excitation sexuelle, c’est d’une excitation sans partenaire dont il s’agit. De ce point de vue, et seulement de ce point de vue, on peut parler de liberté. C’est un désir sans autrui qui puisse le satisfaire. D’où le fait que l’emploi du mot désir ne convient plus puisque tout désir suppose que soit possible sa satisfaction.
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Lors de notre première rencontre, il a été question des quatre propositions qu’Allouch fait dès
l’introduction de son livre. Propositions que je reprends ici pour rappel :
1) La vie de tout un chacun est construite sur un acte de sa liberté.
2) En tant qu’elle s’exerce, cette liberté reçoit le nom de soulèvement. 3) Ce soulèvement est un dire que non à une aliénation.
4) Dire que non est se séparer.
Au terme de la même introduction, il donne le plan qui va structurer son livre. Celui-ci comporte trois parties : 1/ folie et liberté ; 2/ positionnement de Lacan à l’endroit de la liberté ; 3/ la liberté dans la clinique et l’exercice analytique. (13).
Nous allons aborder le premier point : folie et liberté. On notera qu’Allouch va avoir très souvent recours à des textes de référence puisés dans la littérature. Ils illustrent en quelque sorte son propos. Vous vous souvenez que l’année dernière, nous avons, Marie-Lorraine et moi, présenté chacun un commentaire de lecture des Libérés de Ricciotto Canudo. Cette fois- ci, nous disposons du commentaire d’Allouch où celui-ci nous propose sa lecture. C’est en ce sens que je vous soumets les points qui, dans sa lecture, me sont parus originaux. En particulier, la façon dont il s’y prend pour développer la notion d’effet-d’entre.
D’entrée de jeu, le cadre est posé. Avec les Libérés, selon Allouch, Canudo nous brosse l’histoire d’un soulèvement des fous. Il va s’agir de nous laisser enseigner par ce soulèvement.
Recensons les points un par un tels qu’ils nous sont apparus au cours de notre lecture. Ils sont loin d’être exhaustifs et ne tiennent qu’à la sélection que j’en ai faite. Ils tiennent dans les remarques suivantes :
1/ Les fous se soulèvent. Ils se soulèvent contre « l’emprise thérapeutique » de l’aliéniste. Ils se soulèvent contre son emprise, celle aussi de la tutelle sociale qui se cache sous les termes de « guérison » et d’ « esclavage » (50).
2/ Ce soulèvement est à l’origine d’une inversion des rôles sociaux : « Les aliénés sont reçus comme des êtres libres, enfermés et soignés à ce titre (50). » Alors que les êtres reconnus comme libres sont aliénés et esclavagistes (50). À noter que le lien qui s’établit entre les libérés n’est pas identitaire. Ce n’est pas parce qu’ils sont fous qu’ils ont un lien social. Ce qui fait lien entre eux est sexuel.
3/ Le soulèvement des aliénés n’est pas une libération. Rien ne garantit que cet acte aboutisse à leur liberté effective. Souvenons-nous du dessin à l’encre de Goya, « no haras nada con clamar » (tu n’arriveras à rien en criant) que je vous ai présenté la dernière fois et qui est plein de cette incertitude.
4/ L’aliéniste, le directeur de la Villa, souhaite délivrer les aliénés de leur aliénation. Du moins le croit-il. Car c’est de tout l’inverse qu’il va s’agir dans son action : cette liberté des libérés, il s’agira pour lui de la leur soustraire. (50) En ce sens, la description de la Villa anticipe par bien des aspects ce que sera la description par Foucault du pouvoir psychiatrique (51).
5/ L’affaire pour l’aliéniste est question de maîtrise de la folie (53). Il en ira jusqu’à tuer « l’un de ses libérés (53). »
6/ Si le lien est d’ordre sexuel, il n’est pas libidinal. Freud donne au terme de libido une connotation scientifique alors que Canudo, plutôt que de parler de libido, dit de la sexualité qu’elle est vibratoire (55). Il s’agit d’une théorie musicale de l’excitation sexuelle. La symphonie qui se joue à la Villa est interprétée par les libérés sous la baguette du chef d’orchestre qu’est le médecin (56), du moins en a-t-il l’illusion avant que tout ne bascule.
7/ Le médecin s’avère très avancé pour son temps. Les Libérés date de 1911. Ainsi son acceptation de l’homosexualité (qualifiée d’uranisme) est des plus étonnantes (58). La crise des identités sexuelles qui commence dès 1830, va mener à l’apparition des termes d’homosexualité en 1869 et d’hétérosexualité en 1892. Allouch voit dans l’apparition de ces termes «la crise du rapport sexuel selon Lacan» car, explique-t-il, ils indiquent «la vacillation jusque-là dominante du rapport sexuel reproductif (59). » Cette crise du rapport sexuel tient dans cette formule brève de Lacan : « homme » et « femme » ne sont jamais que des signifiants. C’est dire qu’ils ne véhiculent d’aucune manière un rapport sexuel qui serait naturel.
8/ L’histoire du soulèvement des fous est l’histoire d’une communauté de fous. Cette communauté va peu à peu se constituer aux dépens de l’aliéniste et de sa volonté (60). Allouch répertorie la liste des expressions qui qualifient cette communauté. Je la rapporte ici tant elle sert le développement en cours sur la formation du cercle magique : « communauté véritable » (68), « organisme multiple » (69), « essaim d’oiseaux » (71), « cercle de feu sexuel » (238), « cercle étrange et attentif» (243).
9/ Cette communauté de fous va se constituer à partir d’une certaine scène et non pas du fait de la volonté de l’aliéniste. La spécificité de ce mode nouveau de formation du cercle magique tient à cette phrase (61) : « Se constituent de telles communautés [lorsque] chacun se trouve focalisé sur une certaine scène tout en restant « parfaitement isolé. »(158) Ce point est décisif car il présente la formation d’une communauté selon un mode nouveau que Canudo invente. Pour que cercle magique il y ait, il faut une scène, que cette scène focalise l’attention de chacun, et que chacun reste isolé, c’est-à-dire ne fasse pas groupe.
La communauté se constitue en cercle magique sur la base de la focalisation non pas de tous mais de chacun en propre sur une scène. Elle ne relève d’aucune identification, donc d’aucune formation d’un commun. Bien à l’inverse, chacun reste parfaitement isolé, c’est-à-dire ne partage rien avec autrui. Tout au plus, constatent-ils les uns les autres se retrouver dans le même cercle.
10/ À l’origine de la constitution du cercle magique, il y a une mort, celle de Mlle de Chaivry. Allouch : « Cette mort qui l’ébranle (l’aliéniste) c’est elle aussi qui va amener les libérés à constituer un début de communauté (63). » Pourquoi cette mort a produit un tel effet sur les libérés? Parce que l’aliéniste commet une erreur, une erreur qui va enclencher le soulèvement : il va cacher cette mort aux aliénés. L’enterrement a lieu de nuit, de façon discrète, de façon à ce que personne ne le sache. La mort est rejetée de l’oasis des libérés (61). Seul le chef en dispose à sa façon, en la cachant aux pensionnaires de la Villa. Cet enterrement va poser problème puisque la mort dissimulée ne pourra pas donner lieu à la mort véritable qui adviendra par ce qu’Allouch nomme la seconde mort, celle à partir de laquelle l’oubli efface toute trace de la défunte. Allouch : « De la même façon que l’homosexuel au temps du SIDA, le libéré ne tolère d’aucune façon l’éradication de la mort. Il fait, lui aussi, de ce refus communauté (61). »
Sur ce dixième point, je dois avouer mon aveuglement de l’année dernière. Car, si dans mon commentaire, j’ai bien parlé de la mort de Mlle de Chaivry, je n’ai pas fait la corrélation entre cette mort et le déclenchement du soulèvement. Or, le soulèvement se déclenche en raison de la volonté de l’aliéniste d’éradiquer la mort de la Villa. Je ne peux que souligner dès lors l’importance de cette corrélation entre mort cachée et soulèvement. Puisque ce soulèvement pose la mort comme nécessaire à la constitution du lien qui va se mettre en place chez les libérés. Mieux encore, la mort ne s’éradique pas. Sa déclaration, la déclaration de mort relève pour chacun d’une incontournable nécessité. Le refus de l’éradication de la mort fait communauté.
11/ Ce sera le slave qui honorera la défunte en ayant découvert ce que l’aliéniste tentait de cacher. Il le fait au cours d’une petite cérémonie religieuse en apposant sur un tas de terre une figure recouverte de blanc au pied de laquelle il plante un rosier (64). » Par cette action, celui que l’on appelle aussi le russe transforme, dit Canudo, l’anxiété sexuelle en anxiété funéraire (67). Cet autel tient lieu de monument funéraire autour duquel certains libérés se retrouvent. Ils dansent autour du monument formé par le slave.
Les libérés se retrouvent aussi à une autre occasion quand le slave joue une musique insonore qui produit un « déchaînement de sexualité très vibrante. »
12/ Une scène va survenir qui va être, de façon décisive, à l’origine de la constitution du cercle magique. En fait, il n’est pas tout à fait exact de présenter les choses ainsi. En faisant l’autel funéraire, ou en dirigeant la musique insonore, Korowski a déjà contribué à la constitution de ce cercle.
La scène décisive arrive.
Cette scène se passe dans le jardin. Korowski y peint de façon invisible le portrait de Mme Fellerson. Cette peinture est étrange puisque il n’y a lors de cette scène ni tableau, ni chevalet, ni peinture. Seulement les deux personnages, lui qui peint ou qui plus exactement fait les gestes du peintre, et elle qui pose assise, se prêtant au regard du peintre.
Enfin, à propos de la scène, rappelons, ce n’est pas incident, que Lacan, dans son analyse du passage à l’acte et de l’acting-out, souligne l’importance de la scène où ils se déroulent.
a) Sur cette scène, Allouch fait un développement assez long sur le stade du miroir et sur son dysfonctionnement pour Korowski. Quand Korowski se trouve devant le miroir, il ne voit pas ce qu’il est mais voit ce qu’il fut : « Je fus Korowski » répond-il à la demande de son nom. L’identification imaginaire qui avec Lacan a lieu au présent, n’a pas lieu avec Korowski. Allouch rappelle Foucault qui dit que le fou a perdu son image (67). Tel est le cas de Korowski. Je ne m’y attarderai pas, si ce n’est pour dire que son expérience du miroir va laisser la place à une autre expérience du visible, expérience inaugurée par un « disparaissez (69) ! » qui marque l’effacement de l’Autre et qui va être celle de la scène au portrait. C’est à partir de cette expérience que Korowski va se mettre à peindre le portrait de Mme Fellerson. Il se lance dans un autre type d’expérience de l’image que celle qu’il a tentée devant le miroir. Ce défaut initial de l’image en miroir n’est pas sans corrélation avec la constitution à venir du cercle magique.
b) Devant cette scène, deux positions portant sur l’existence du tableau se manifestent : 1/ Cette peinture n’existe pas. La preuve est qu’elle ne peut se faire sans peinture ni pinceau. Telle est la position de l’aliéniste. 2/ Cette peinture existe. Telle est la position de Farry, l’assistant de l’aliéniste. La preuve est que les gens viennent la regarder. Laissons cette question ouverte.
c) Mme Fellerson pose pour Korowski dans le jardin de longues heures durant. Les pensionnaires viennent former autour du peintre et de son modèle un cercle attentif (270). L’étrange est que le peintre peint dans l’air. Il fait les gestes du peintre. Il mime le peintre. Il la « dessine », il la « peint » il la transpose en « rythmes aériens » (271). De ce cercle, le médecin dit que c’est « un nœud d’âmes » et il va tenter d’entrer dans le « cercle magique » du russe (A, 72).
À l’intérieur de ce cercle magique, se crée un lien subtil entre tous ceux qui s’y trouvent. Il permet au médecin de parler d’un « nous tous » (272). Autour du couple formé par Korowski et Mme Fellerson, se forme un cercle de l’attention, que Canudo a appelé aussi un cercle de spectateurs. Faute de savoir la nature du lien qui se noue à l’intérieur du cercle magique, Canudo va l’appeler « lien de l’émotion » (273).
Ces douze points énoncés ne font que nous rendre plus sensible à la suite. Allouch nous donne le détail de la scène qui se joue à l’intérieur du cercle magique.
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La scène du portrait de Mme Fellerson par Korowski présente un rapport particulier du peintre au modèle. Canudo :
Durant leurs longues séances, les yeux de Mme Fellerson sont rivés à ceux de Korowski. Qu’échangent-ils sous les regards de mon aide, quel courant fabuleux d’amour, ou quelle vision de mondes à jamais perdus pour eux ? (228)
Quels pouvaient bien être les rapports existants entre la cantatrice à la ligne parfaite et les gestes très sûrs de Korowski, ces rapports qui paraissaient si étroits, si absolus ? S’agit-il ici de la mise en jeu du rapport sexuel dans cette scène (72)? Et que penser, s’interroge Allouch, de ce passage qui chante les vertus d’une fusion imaginaire de ce couple dans l’un ? Canudo toujours :
Korowski et Mme Fellerson n’étaient qu’une seule personne. Le russe semblait tenir complètement dans le pouvoir de sa suggestion la musicienne. Elle lui appartenait comme une partie vitale de lui-même. […] Elle, et la main de Korowski qui la « dessine », qui la « peint », qui la transpose avec tant d’application en rythmes aériens, sont une seule chose. (229)
Allouch ne voit pas dans cet un l’unité qui ferait de ce couple une seule et même chose à la façon de Platon. Il reconnaît plutôt dans cet un « un rapport sexuel au sens de Lacan (74). » « Elle, et la main de Korowski […] sont une seule chose. » Le rapport dans ce cas est un rapport de continuité entre son corps à elle et une partie du sien à lui, qui est sa main. La scène si indispensable à la constitution du cercle magique est une scène où se joue un rapport sexuel. C’est donc une scène qui définit le champ de son action comme champ du rapport, soit de ce qui relève de la deuxième analytique du sexe.
Mais ce n’est pas tout. Cette « unité sexuelle » attire les autres libérés qui viennent faire cercle à l’intérieur du cercle. Que dire de cette attraction ? Elle leur importe, voire les fascine (Allouch, 74). Allouch y trouve la raison dans ce passage de Canudo qu’il cite :
C’était le lien de l’émotion. […] Elle était si séduisante, l’harmonie de ces deux êtres beaux que […] chacun de nous, sensiblement, s’efforçait d’atteindre à cette harmonie, pour s’y reposer, pour s’y abîmer en extase. (230, ; A, 74)
Cette petite phrase qui n’en a pas l’air nous oblige à la relire avec attention. Car comment la lire ? Partons de l’harmonie de ces deux êtres beaux, image s’il en est du rapport harmonieux entre deux êtres, d’un rapport par conséquent parfait. On comprend à voir l’image ainsi donnée sur la scène du cercle magique ce qu’elle peut avoir d’attirant voire de fascinant. Continuons à la lire : « Chacun de nous, sensiblement, s’efforçait d’atteindre à cette harmonie. » C’est dire si « chacun de nous » ne parvient pas à atteindre une telle harmonie, même s’il y tend. Cette fascinante unité sexuelle n’est pas près d’être atteinte. Faut-il y lire l’impossible rapport sexuel ? Certainement, puisque suit cette fin de phrase : « pour s’y abîmer en extase. » Comment peut-on mieux dire que là où l’atteinte de cette harmonie est sur le point de se faire, le sol se dérobe sous les pieds et s’ouvre la béance d’un trou. On ne chute pas dans ce trou, dans cet abîme n’importe comment. Quand on s’y abîme, on le fait « en extase ». Allouch ajoute à cet endroit ce commentaire :
Une extase d’ordre esthétique. Rejoindre ce rapport sexuel reste impossible, ne se pourrait qu’à s’y abîmer en une extase où se perdrait l’identité (74).
Ce point est bien entendu déterminant dans notre propos. Car la scène du cercle magique livre peu à peu ses secrets. Cette scène vaut bien d’être appelée scène lacanienne car elle met en jeu (au sens théâtral) le rapport sexuel. De façon telle qu’il fascine, attire, ce qui est au principe de la constitution du cercle magique. Mais qui tenterait d’atteindre l’harmonie du rapport ainsi présenté s’abîmerait, au moment de l’atteindre, dans le trou du non-rapport, et ce, pas n’importe comment, avec extase.
Cette chute abyssale dans l’extase du trou du non rapport sexuel relève d’une érotique nouvelle, où l’esthétique se trouve à son tour convoquée. Extase d’ordre esthétique, dit Allouch. Nous reviendrons, si nous en avons le temps, sur la qualité de cette extase, qualité dont il a été question lors de la première séance de l’atelier, puisque cette extase est d’ordre mystique, mystique qui relève plus de celle de saint Jean de la Croix que celle de sainte Thérèse d’Avila.
Le résultat de la constitution du cercle magique dans ces conditions relève d’une effervescence. Allouch parle d’effervescence autour du rapport sexuel. Récapitulons les termes de la scène du cercle magique : il y a le peintre, son modèle, et puis le tableau qui est invisible. Que dire de cette invisibilité ? L’invisibilité du tableau donne une image du trou qui est en jeu dans le non-rapport sexuel. Quelle meilleure façon de la faire figurer par cette absence de figure qu’est l’invisible ? Allouch dit de ce trou du tableau qui est aussi un trou dans le tableau qu’il « aimante ceux qui se sont regroupés autour du cercle magique (76). » Jolie formule que celle de son trou aimant qui attire autour de lui les libérés par le magnétisme particulier qui est le sien et qui lui vient de ce trou du non-rapport.
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Allouch va inventer un nouveau concept qu’il appelle « l’effet-d’entre ». Cette invention fait suite à la mise en avant de l’entre comme concept provisoire que Lacan a développé surtout dans le séminaire RSI, mais pas seulement. Ici, on peut dire que ce nouveau concept « d’effet- d’entre » tombe à point pour lui permettre d’avancer sur les modalités de constitution d’une collectivité.
Dans Freud incognito, j’ai présenté les fruits de ma recherche sur l’espace « entre » tel que Lacan l’avait produit dans son séminaire RSI. Ils permettent de réunir huit éléments opératoires de cet entre éphémère :
1/ Il n’y a pas d’entre-deux. Entre pose, en plus de la nécessité du compte à trois des consistances, la question de leur rapport,
2/ L’espace entre est l’espace de la consistance des trois dimensions, soit de leur nouage,
3/ C’est à la façon dont tiennent les trois que se produit cet espace,
4/ Pour mal situé qu’il soit, l’être qui parle est entre ni tout à fait deux dimensions, ni tout à fait trois,
5/ Avec la figure du quatrième tore, apparaît une quatrième consistance qui rend possible une nodalité entre trois d’entre elles indépendantes,
6/ En tentant de s’emparer du centre du tore, entre ce que la main attend et ce qu’elle serre, cela discorde. Laisser les doigts jouer avec le nœud n’est pas chose aisée,
7/ Faire des nœuds revient à les faire entre les doigts et non avec. Loin de l’expertise habile, il s’agit d’ouvrir un espace entre les doigts,
8/ Enfin, que l’espace entre disparaisse dans certains conditions n’est pas exclu.
À relire ces conclusions, on saisit que ce ne sont pas les consistances du nœud borroméen qui importent mais leur mise en rapport (points 1 et 2). Nous voilà d’emblée introduits dans le champ du rapport qui constitue le champ où se déploie la seconde analytique du sexe.
L’espace « entre » est l’espace où se joue la scène analytique (point 3). C’est dans cet espace « entre » que gît l’être qui parle (point 4). Ceci peut se dire d’une autre façon, c’est dans cet espace que gît la vérité qui nous concerne. Cet espace ne se limite pas à se situer entre deux et trois consistances. Il peut tout aussi bien se situer entre trois et quatre d’entre elles. La main qui s’avance dans cet espace ne saisit jamais ce qu’elle attend. C’est l’espace de l’impossible saisie de son objet. Entre ce qu’elle attend et ce qu’elle serre, cela ne fonctionne pas de façon harmonieuse. Tout comme tout à l’heure, nous parlions de l’impossible harmonie. Faire les nœuds entre les doigts et non avec revient à ouvrir cet espace. Il pourra être l’espace du soulèvement, qui, avec lui, emporte les doigts, c’est-à-dire le corps. Enfin, il est possible que cet espace disparaisse, se referme par une sorte de coagulation du nœud sur lui-même, rendant impossible l’ouverture sur l’espace de liberté qu’est l’espace « entre ».
On remarque que lorsque Allouch s’empare de cet « entre », il le fait à la façon de Lacan lorsqu’il parle du vrai trou. Il a recours à la mise à plat du nœud et ensuite délimite une plage dans ce nœud mis à plat. Du fait de cette double opération, il restreint la portée initiale de cet espace de l’ « entre » au vrai trou. Dans Pourquoi y a-t-il une excitation sexuelle plutôt que rien ?, il nommera la plage du vrai trou, ri.
Reprenons ici les deux figures qui ont déjà été utilisée dans L’Autresexe, qui se réfèrent à la séance du 17 février 1971, du séminaire de Lacan et qu’utilise Allouch pour présenter les deux analytiques du sexe :
Par rapport à la présentation des caractéristique de l’ « entre » tel que Lacan en parle dans RSI, on voit que, dans l’usage qu’en fait Allouch, à partir de la séance du 17 février 1971 du séminaire de Lacan, il y a l’opération de la mise à plat du nœud et l’absence des doigts directement corrélée à la première condition puisque les doigts ne sauraient entrer dans un plan.
Ceci va nous permettre d’avancer dans l’approche de « l’effet-d’entre » que l’on trouve dans le livre d’Allouch, à partir de la page 78. Comment se constitue une communauté sur un autre mode que celui de la foule freudienne, toute centrée qu’elle est sur l’image du chef, du chef d’orchestre, du Führer ?
Reprenons cette caractéristique que nous avions avancée dans le début de cet exposé qui porte sur le type de communauté qui fait cercle magique. Je cite à nouveau cette phrase : « Se constituent de telles communautés [lorsque] chacun se trouve focalisé sur une certaine scène tout en restant « parfaitement isolé. » » (158) Vous vous souvenez qu’il y fut question des ingrédients nécessaires à la constitution de ce cercle magique. Il y en a deux : 1/ la focalisation de l’attention sur un certaine scène ; 2/ Cette communauté se constitue alors que chacun reste parfaitement isolé.
Allouch voit dans le livre de Canudo, deux modes possibles de constitution d’un collectif. D’une part, il y a le collectif selon l’aliéniste, le « bourreaucrate » par qui se constitue la foule, la masse, l’orchestre dont il est le chef (78).
Il y a une autre manière de constituer la collectivité. Elle ne se constitue plus autour du centre organisé par le chef d’orchestre ou par le savoir que détient le médecin, mais « autour d’une situation précise et composite, une scène telle celle que celle du portrait dans le jardin (80).»
Comment se constitue cette collectivité ? Elle se forme en acte. Allouch s’interroge : « Que se passe-t-il lorsque quelqu’un choisit d’orienter sa vie avec ce que X (un quidam) a notoirement questionné en s’y mettant en scène ? » Réponse, due à Canudo : « Ce quelqu’un entre dans un cercle magique (80). »
Sans passer trop vite sur cette question, on peut revenir à la scène du portrait. Deux personnes, une qui mime les gestes du peintre, l’autre qui pose pour le portrait. Les gens intéressés par ce qui intéresse Korowski se rapprochent de lui. Ils entrent dans le cercle magique, attirés ou fascinés par ce qui l’occupe, l’absorbe dans sa tâche au point d’ignorer ces personnes qui, lentement, s’attroupent autour de lui alors que lui ne fait pas le moindre signe pour les attirer, ni ne leur dit rien qui soit de l’ordre d’une invitation à le rejoindre.
Korowski serait ce X qui, notoirement, questionne l’ordre asilaire dans lequel tout un chacun se trouve pris à la Villa. Il ne le fait pas par un appel insurrectionnel. Il le fait à sa manière, c’est-à-dire en développant une gestuelle de la liberté qui ne s’embarrasse pas des contraintes de la vraisemblance. Que fait Korowski en peignant ce portrait invisible ? Il se met en scène. Il se montre, il monte sur la scène du cercle magique. Il joue sa partition, celle du libéré, celle de la liberté, celle de celui qui dit que non à l’aliéniste, à celui qui a caché la mort de Mlle de Chaivry. Il se met en scène pour donner publicité à son intérêt. Il le rend notoire avec la série de questions qui l’absorbent. Mais cette notoriété n’est pas ce qu’il recherche. Elle se produit à plus ou moins long terme dès lors qu’il ne cherche pas tant à se montrer qu’à questionner, à déployer ses questions, je dirais, en tournant le dos à ceux qui entrent dans son cercle, tout absorbé qu’il est par sa tâche.
Il y a bien un effet qui se produit alors. Cet effet n’est pas celui d’une curiosité produite par un spectacle étrange. Cet effet est un « effet-d’entre. » Que dire alors de cet effet ? Si le peintre peint un tableau, et que ce tableau est la chose qu’il peint, se produit entre lui et le tableau un effet. On peut alors interroger le peintre sur son tableau pour savoir pourquoi il le peint. De même, on pourrait focaliser son attention sur le tableau pris comme chose et l’étudier. Aucune de ces deux possibilités ne ressortissent à « l’effet d’entre ». C’est entre le peintre et le modèle que se localise l’endroit où se pose la question qui fait que l’on entre dans le cercle magique. Mais, comme vous l’aurez remarqué, il y a aussi les libérés qui entrent dans le cercle magique. L’effet-d’entre ne se limite pas au peintre, mais aussi au modèle et aux libérés.
Si l’on prend cette scène sous l’angle de la collectivité qui se constitue, il y a le peintre, le modèle, et puis il y a ceux qui sont entrés dans le cercle magique. « L’effet-d’entre » se repère au fait qu’ils constituent une collectivité liée à l’attraction produite par le trou de l’invisibilité du tableau. Ou encore, on l’a vu, par le trou de l’harmonie des deux êtres beaux. Mais ces localisations ne rendent pas compte de « l’effet-d’entre » qui se produit alors. Ce trou est aussi « entre » les protagonistes de la scène : il y a ce qui se joue dans l’intervalle entre le peintre et le modèle, ou à l’inverse, entre le modèle et le peintre. Il y a aussi ce qui se joue entre le modèle et chacun des libérés, ou aussi, entre chacun des libérés et le modèle. De même en va-t-il sur ce qui se joue entre le peintre et chacun des libérés, ou encore, entre chacun des libérés et le peintre. Dans chaque intervalle se situe non pas une interaction ce qui reviendrait à remplir le trou de cet intervalle mais le trou de l’intervalle. C’est ce trou qui produit son « effet-d’entre », c’est-à-dire cette attraction qui attire les libérés dans le cercle magique.
Cette suite passe par l’élaboration par Allouch de trois diagrammes qu’il va nous falloir dès à présent étudier en détail.
Les voici tout d’abord :
D’abord les deux premiers diagrammes :
Puis le troisième :
Bien qu’il soit difficile de séparer ce qui va être dit du diagramme 2 des deux autres, je voudrais pour terminer montrer l’intérêt du diagramme.
Souvenons-nous du regard entre Korowski et Mme Fellerson, de ce regard échangé durant les longues heures de pose. Cela se retrouve dans le diagramme sous la forme de la double flèche. L’un entre en contact avec l’autre et l’autre entre en contact avec l’un sur la scène du cercle magique, dans la présentation théâtrale de l’harmonie parfaite dont on a vu que ce n’était là que le spectacle de l’inatteignable rapport sexuel. C’est ce qui fait que l’on peut localiser le trou d’un tel rapport à l’endroit de la double flèche qui indique non pas le rapport, ou l’interaction comme l’on dit tellement aujourd’hui, entre les deux êtres, mais à l’inverse le trou de l’impossible rapport entre les deux. Ce ne sera pas seulement là que je voudrais m’arrêter aujourd’hui. Ce sera sur chaque point, le point de ceux qui forment chacun le cercle magique, la flèche qui part de chacun d’eux, témoignant de l’attraction qui l’oriente vers la double flèche de l’impossible rapport, mais avec au bout de chacune de ces flèches un point d’interrogation. Voilà, chacun apporte dans le cercle sa question, cette question qui attire irrémédiablement ce chacun vers le trou central de ce qui est entre le peintre et son modèle. Chacun est bien focalisé vers la double flèche. Mais comme le montre le diagramme, chacun reste parfaitement isolé. Pas besoin d’une identification au leader ou au trait unaire dans la constitution du cercle magique. Le fait que la focalisation se traduise dans le diagramme par une flèche propre ainsi que par un point d’interrogation marquant la propre interrogation de ce chacun indique bien que chacun reste isolé tout en étant dans le cercle magique, mû par sa propre question sur le non-rapport sexuel.
Voilà. La prochaine fois, je propose que nous déplions ensemble les deux autres diagrammes à partir du commentaire d’Allouch de la partie appelée « L’effet-d’entre » et « Des sujets sans « nous » ». La prochaine fois sera le mercredi 7 février.
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