L’Effeuillé n°3
par : George-Henri Melenotte
Il y a dans L’Autresexe un passage que je vais vous lire. Vous le trouverez dans la page 185 du livre où l’on lit ceci :
Que serait l’amour d’un objet une fois atteint ce point où il aurait disparu ? « Disparu » ne veut pas dire ici dire mort ; par-delà ce point, c’est d’une présence dans l’absence qu’il s’agit, d’une présence potentialisée, intensifiée par l’absence, autrement dit ce que l’on peut faire de mieux en matière de présence… et d’amour. Réponse : un amour sans au-delà.
Il y a là une approche de l’amour différente, d’un nouvel amour dont parle Rimbaud, qui se caractérise par une tentative de saisie de l’objet aimé dans sa disparition, par sa disparition. Avez-vous déjà fait l’expérience d’une présence, d’une présence d’autant plus forte que la présence réelle de l’objet d’amour a disparu ? Ce n’est pas le deuil qui commence avec son fameux travail qui, doucement, le temps aidant, fait que les contours de cet objet aimé s’effacent, que sa présence se délite devant le travail inexorable du temps, que le souvenir reste l’amarre à laquelle on reste accroché et que ce travail se poursuit de façon lente jusqu’à ce que l’absence enfin triomphe et que l’on revienne à la vie, à l’intérêt perdu pour les choses quotidiennes qui rythmaient auparavant notre vie. Non, il ne s’agit pas de cela du tout ! Au contraire, l’absence de cet objet renforce sa présence, la rend plus vive, plus vivante au point de devenir une hantise. Elle est là, encore plus proche, on la toucherait presque, elle est plus qu’une hantise : elle ne vous quitte plus au point de ne plus pouvoir vivre un jour, une seconde sans qu’elle soit là, à vos côtés, au point de vous rendre malade et de vous faire perdre le goût de vivre. L’absence nourrit sa présence et, avec le temps qui passe, cette présence se renforce sans que, devant une telle puissance, vous ne puissiez à aucun moment vous défendre. Les mesures les plus efficaces que vous prenez ne peuvent rien contre cette potentialité de la présence qui se déploie sans aucune barrière qui résiste à son triomphe. C’est là, dit Allouch, ce que l’on peut faire de mieux « en matière de présence… et d’amour. »
Voici ma première raison. Qui a vécu ou vit encore une telle expérience, en général, reste coi. Il la garde pour lui et ne la partage pas tant elle est intime, voire incommunicable. Cette raison fera que dans cet Atelier, je reviendrai sur ce livre d’Allouch, Une femme sans au-delà, qui déplie avec une grande minutie les tenants et les aboutissants de l’amour que Ferdinand Alquié a connu. Dans la réponse que donne Allouch, il nomme « amour sans au-delà » cet amour étrange. Nous prendrons le temps d’y revenir. Mais d’ores et déjà, il y a là une version inédite de l’amour que nous ne lâcherons plus. C’est un amour de l’objet qui est obtenu du fait de l’intensification de cet objet par sa disparition. L’absence de cet objet intensifie sa présence. Pour le dire autrement, son intensification trouve sa source dans son absence même.
Seconde raison : l’absence du moindre recours sémantique à la psychopathologie. Vous remarquez que, dans le passage cité, Allouch ne parle pas d’hallucination de deuil. Il n’existe aucun terme qui permette d’inscrire cet amour dans le moindre registre nosographique. Ce n’est là nullement un amour fou, encore moins une psychose hallucinatoire de deuil ou un délire passionnel. Tout un vocabulaire ancien se trouve d’un seul coup déclassé pour le qualifier. Et Allouch s’en garde bien. Nous aussi d’ailleurs, du moins je l’espère. L’absence de l’objet aimé disparu nourrit cet amour mieux que ne le ferait sa présence. C’est parce qu’il n’existe plus qu’il est intense : il est d’autant plus intense que son objet n’existe pas. C’est un amour qui, littéralement, flambe sur fond d’inexistence de son objet. L’objet devient d’autant plus réel qu’il est imaginé. La force de cette imagination réside dans la persistance de sa réalité.
–
Nous partirons de ce constat simple. Dans son séminaire tenu à Paris, le 16 octobre dernier, Allouch disait ceci : « Il va s’agir d’utiliser le défaut de l’objet comme fondement d’une érotique. » Quelle érotique s’agit-il de fonder ?
La difficulté d’étudier les travaux d’Allouch tient à l’extraordinaire minutie dont il fait preuve dans ses analyses. Il serait vain de le suivre pas à pas. Il faudra adopter ici comme méthode les points de lecture que chacun fait ou fera pour en arriver à ses conclusions. Je vous propose par conséquent de suivre quelques-uns de ses développements qui m’ont paru importants dans notre approche de sa distinction entre les deux analytiques. Et après avoir abordé avec vous lors des deux premières séances de l’Atelier la question de l’excitation devant le trou de l’inexistence de l’Autre, je vais aujourd’hui aborder la question de la nouvelle érotique produite par cette expérience, une érotique qu’Allouch appelle hétérothique.
Dès le 1er avril 2016, dans sa conférence de Strasbourg, intitulée Suite fantastique, Allouch, on l’a vu, propose de ranger ce qu’il nomme une hétérotique du côté de la seconde analytique, et il met ce terme en regard de la diversité sexuelle qui relève de la première analytique. Il écrira ce terme différemment dans la même conférence puisqu’il parlera d’hétérotisme. Dans L’Autresexe qui date de janvier 2016, il écrira le terme autrement encore. Ce sera hétérothisme avec un h entre le t et le i de isme. Autrement dit, on le voit l’écriture du terme n’est pas réglée. Toutefois, il est aisé de voir que cette invention résulte d’un télescopage de mots : on y trouve érotique, hétéros, éthique, esthétique. Soit autant de termes qui éloignent de la sexualité perçue comme scientia sexualis. Bien plutôt, avec cette nouvelle hétérothique, s’agit-il d’une des catégories des techniques de soi et de l’art de vivre où effectivement érotique se conjoint avec une éthique et une esthétique du sujet dans son rapport à l’altérité.
J’aborderai le chapitre III de L’Autresexe dont le titre est : « La scène sexuelle est à un seul personnage » : Foucault. Ce chapitre comporte trois parties. Tout d’abord de longues mises au point où Allouch donne ses raisons sur sa lecture de Foucault. Ensuite, vient une partie intitulée « Des trois non relations sexuelles ». Enfin il conclut ce chapitre par une dernière partie sur l’incarpation.
–
Des Mises au point, je retiendrai celles-ci.
La première porte sur le cadre dans lequel Foucault inscrit sa réflexion. Si la loi sexuelle est ce qui légifère en matière de sexe, si la loi dit ce qui est autorisé et ce qui est interdit en ce qui concerne le sexe, alors on doit admettre que les relations sexuelles sont codifiées par la loi et que celle-ci détermine ce qui lui est conforme et ce qui lui est contraire en matière de sexe.
Allouch rappelle cette intervention de Foucault en date du 23 octobre 1980 où ce dernier dit ceci :
Le sexe est quelque chose qui n’a rien à voir avec la loi, et réciproquement. Le fait que la différenciation sexuelle, la préférence sexuelle, l’activité sexuelle, puisse être une affaire de législation, c’est, je crois, quelque chose que l’on ne peut admettre.
Allouch souligne combien l’analyse de Foucault va mettre sur le bas-côté du chemin la loi sexuelle, les interdits, le code sexuel. Foucault ne prend pas en compte ce qu’il dénomme le système de codification qui aurait la prétention de régir le sexe.
À ce système, il oppose le système de véridiction sur lequel il va mettre l’accent. Il comporte les arts de vivre (tekhnai peri ton bion) et les techniques de soi, et il met en jeu le rapport du sujet à la vérité. Le dire vrai relève d’un art de vivre mais aussi d’une technique de soi où le rapport de soi à soi est dicté par la vérité. Aussi, Foucault, en mettant l’accent sur le système de véridiction dans les relations sexuelles pointe à chaque fois ce qui, dans le sexe, a trait pour le sujet à la vérité.
Cette distinction serait anodine si elle n’emportait avec elle des points de méthode. Ainsi, au caractère tranchant de la loi sexuelle, de ses interdits, de ces autorisations, de ses distinctions entre le licite et l’illicite, s’oppose la nuance du système de véridiction. Dès lors qu’il ne s’agit plus dans une pratique d’interdire, mais de dire le vrai sur ce qu’elle est, on quitte le monde des oppositions grossières au profit d’un discours sur la marge, qui entretient la nuance. Cf. Foucault dans Subjectivité et vérité (p. 100) :
Je voudrais faire l’inverse [des analyses traditionnelles qui supposent un code], et faire passer la nuance avant l’interdit, la graduation avant la limite, le continuum avant la transgression.
Nous voilà prévenus. Dès lors qu’il va s’agir de système de véridiction, Foucault traitera les questions à la marge, dans la nuance et la graduation. Ainsi dans
La seconde mise au point aborde le point de vue qu’adopte Foucault quand il traite de la relation sexuelle. Il est clair qu’il le fait du point de vue du maître, selon Allouch. Ceci nous indique que, chez Foucault, on ne retrouve pas dans ce registre les quatre discours tels que Lacan les a promus, seulement le maître et Allouch insiste, son discours :
Or, il saute aux yeux que Foucault a très largement, sinon uniquement, affaire à des propos qui relèvent du discours du maître. Ce qui prête à conséquence sur la configuration de la non relation sexuelle qu’il distingue dans ces propos. (AS, 149)
Foucault va étudier la non relation sexuelle du maître avec un objet, qui va, nous allons le voir, différer. Mais, avec le plaisir, le maître va rencontrer un problème difficile à résoudre. En effet, dès lors que le maître connaît le plaisir, commence pour lui une lutte. Car peut-il connaître le plaisir et s’exposer ainsi au risque d’y succomber ? Pour peu qu’il prenne ce risque, il s’expose à la perte de sa maîtrise par un excès du plaisir qui va le déborder, voire l’ensevelir. Le maître, dans cette affaire sexuelle, engage une lutte de soi contre soi dont l’enjeu n’est pas mince puisqu’il est son maintien – ou pas – dans sa maîtrise.
C’est d’une lutte pour la subsistance de la maîtrise qu’il s’agit, et que la maître mène contre lui-même : le maître ne peut accepter que le plaisir soit son propre maître. Ou, dit autrement, ne peut accepter d’être passif. (AS, 157)
Si le maître antique fait l’expérience du plaisir, il doit le faire selon une certaine retenue. Faute de cette retenue, il s’expose à sa propre perte. Le discours du maître, tel que Lacan le propose dans ses quatre discours, s’écrit ainsi :
S1 ⇒ S2
S a
Où l’on voit le S1 pour le signifiant maître. Allouch propose de mettre le terme grec Sôphrosunê en position de signifiant maître. Il traduit ce terme par élection de la mesure. La mesure est par conséquent mise au principe du discours du maître. Elle commande les techniques de soi. Dans l’exercice des techniques de soi que sont les relations sexuelles, le maître doit faire usage de retenue et de mesure car c’est cette mesure qui lui permet, devant le danger du plaisir, d’y parer et de conserver sa maîtrise.
Enfin, troisième éléments des mises au point, la place de l’objet. Foucault dans ses analyses conforme que l’objet ne saurait d’aucune façon être fixe. L’objet sexuel ne saurait par conséquent être celui de l’instinct car, dans ce cas, ce serait un objet unique. L’objet sexué varie : il va en distinguer trois : les garçons, les femmes et l’épouse.
Ces trois éléments que j’ai tirés de la partie consacrée aux mises au point me paraissent remarquables parce qu’ils introduisent à la suite que voici.
–
D’abord les aphrodisia. C’est un terme qui dans l’antiquité grecque a une signification d’une portée large qui recouvre l’ensemble des pratiques sexuelles. Foucault va s’attacher à dégager un constat qui permettra de prendre acte d’une non relation sexuelle tant chez les grecs que chez les romains.
Dans son Cours au Collège de France, de 1980-1981, il étudie le texte d’Artémidore (SeV, 86-87). On lit ceci en deux temps :
1/ la pénétration à laquelle se réfère Artémidore […] n’est pas pensée par [lui] comme une relation à deux termes, une relation entre celui qui pénètre et celui qui est pénétré. Ce n’est même pas exactement une relation entre un individu qui serait actif et l’autre qui serait passif.
2/ [Du côté de la naturalité] la scène sexuelle est à un seul personnage. […] le critère de la naturalité ne concerne, ne met en jeu, ne fait apparaître qu’un seul des personnages, celui qui est actif.
Temps 1 : la pénétration n’est pas pensée comme une relation à deux où le pénétrant serait en rapport avec le pénétré. Dans l’Autresexe, Allouch écrit que : « la pénétration n’établit nulle relation. »
Temps 2 : la scène sexuelle est à un seul personnage. Le seul sujet sur la scène sexuelle est actif. Autrement dit, l’autre n’est pas compté comme partenaire de la relation. Suivons Foucault à ce sujet (SeV, 89) :
S’il est vrai que la naturalité de l’acte sexuel est dans cette activité de pénétration, et non pas dans une relation entre pénétrant et pénétré, il devient très difficile de situer exactement le partenaire dans cette éthique. Il y a nécessairement un flou, toute une série d’incertitudes sur la manière dont on va estimer, apprécier le rôle du partenaire.
Sur ce partenaire, Foucault indique qu’il faut qu’il y en ait plusieurs. Dans les textes, on retrouve de façon constante une trilogie : les garçons, les femmes, l’épouse.
Continuons à suivre Foucault toujours dans sa leçon du 28 janvier 1981 :
La pénétration n’est pas un processus qui se passe entre deux individus. C’est essentiellement l’activité d’un sujet et l’activité du sujet. Et c’est comme activité du sujet qu’elle constitue le noyau central et naturel de tous les actes sexuels (de tous les aphrodisia) (SeV, 87).
Puis, toujours dans la même séance, page 89 : « la naturalité de l’acte sexuel, ce n’est pas un couplage entre activité et passivité. La naturalité, c’est l’activité.»
Ainsi apparaît-il que dans l’expérience des aphrodisia, il n’y a jamais qu’un seul sujet. Que ce qui caractérise la relation sexuelle, c’est d’être une non relation. C’est d’une non relation sexuelle qu’il s’agit dès lors qu’aucun couplage entre les partenaires n’est possible.
C’est là qu’il convient d’apporter un point supplémentaire qui figure dans L’Autresexe.
Ce point concerne la scène sexuelle. Si elle est à un seul personnage, elle n’est pas sans objet (AS, 164). Qu’est-ce à dire ? Ceci va obliger à passer plus en détail par les trois occurrences évoquées de l’objet : les garçons, les femmes et l’épouse.
Si ces occurrences confirment bien qu’à chaque cas, ce qui fait défaut est bien la relation sexuelle, il n’empêche que la configuration de cette non relation va se trouver à chaque fois différente.
Ceci se déroule sous certains aspects de façon invariante : ainsi, lorsque l’on cherche le lieu de cet objet, on constatera – je cite – « qu’il se présente comme un lieu de l’Autre – hétéros. » Autrement dit, alors que la relation sexuelle est marquée par son inexistence, le partenaire de cette non-relation a bien un lieu. Je cite : (AS ; 164)
Ce n’est jamais d’un objet en quelque sorte abstrait, isolé, ce n’est dans aucun des cas envisagés d’une monade qu’il s’agit, mais d’un objet situé en un certain lieu marqué du sceau de l’altérité.
Dans le cas qui retient notre attention, c’est-à-dire dans les cas que Foucault propose, où l’objet est soit les garçons, soit les femmes, soit encore l’épouse, il convient de localiser cet objet au lieu de l’Autre. A chaque fois cet objet occupe ce lieu de l’Autre et incarne l’Autre. Nous avons avec cet objet une double fonction qui apparaît. Situé au lieu de l’Autre, l’objet incarne, donne chair à l’Autre (chair qu’il n’a pas puisque comme tel, il est inexistant) et il occupe ce lieu de l’Autre (comme une armée occupe un lieu c’est-à-dire est présente sur son territoire)/. Cette double fonction de l’objet au lieu de l’Autre, d’incarnation de l’objet dans ce lieu, et d’occupation de ce lieu, Allouch la baptise du nom d’incarpation, fabrication qui pourra écorcher les oreilles de certains, qui écorche en tout cas les miennes, mot issu du télescopage des mots incarnation et occupation du lieu de l’Autre
J’en viens à un passage un peu théorique du chapitre étudié. Je vous le lis (165) :
Le trou de l’Autre intervient comme tel dans la relation à l’objet ou, plus justement, dans ce qui apparaît, pour finir, être une non-relation à l’objet. Le défaut d’une prise sur l’objet, l’échappée de l’objet décrite par Foucault à l’endroit des garçons, des femmes et de l’épouse révèle le trou de l’Autre, autrement dit l’inexistence de l’Autre, son inexistence elle-même troue l’Autre dès lors qu’il a été envisagé non plus tant comme « trésor des signifiants » et à ce titre marqué d’incomplétude, mais comme Autresexe. Il s’ensuit, on le verra, que quel que soit l’objet, son rapport à lui ne peut être qu’hétérosexuel.
Pour éclairer cette citation, le recours au concept d’incarpation est nécessaire. Soit le trou de l’Autre, le trou de son inexistence. Ce trou constitue un lieu. Ce lieu est occupé par un objet qui incarne cet Autre alors qu’il n’existe pas. Donc cet objet, par sa dimension de chair, est susceptible d’excitation, donc de soulèvement. Il donne à l’inexistence de l’Autre un corps sexué fait de chair, de cette chair particulière qui signe son inexistence. Cet objet occupe, comme tout objet, occupe un lieu. Cette occupation désigne, de façon qui semble paradoxale,, le lieu de l’Autre en tant qu’inexistant. Cet objet qui s’offre à la non relation sexuelle chez Foucault, qui éclaire à partir de l’analyse foucaldienne, ce qu’il en est du non rapport sexuel chez Lacan, remplit la fonction de l’incarpation : en incarnant l’Autre et en occupant son lieu, il est dans son entier, hétéros. Tout rapport à lui, ne serait-ce que par le biais d’une non relation sexuelle, ne peut qu’être marqué par son caractère hétérosexuel.
Aussi commence tout à apercevoir les motifs qui ont poussé Allouch à parler au sujet de la nouvelle érotique d’hétérotique. Du fait de l’incarpation, l’objet de la non relation sexuelle situe l’érotique en question dans un rapport à l’Autre, Autre qui laisse sa marque à cette érotique.
Une dernière remarque à ce sujet : on voit que l’inexistence de l’Autre laisse intacte le lieu de cet Autre. Ce qui rend possible l’incarpation par l’objet. Mais tout ce propos ne doit pas laisser à penser que l’objet comble le trou de l’inexistence de l’Autre. Tout à l’inverse, dans sa fonction d’incarpation, l’objet prend valeur indicielle du trou dans sa présence, il confirme l’inexistence de l’Autre. Il ne cherche pas à la masquer. Il en est la manifestation.
–
L’amour des garçons d’abord. Nous avons vu que cet amour devait être tempéré du côté du maître. Car celui-ci ne devait à aucun moment se laisser dominer par le plaisir lorsque celui-ci tendait vers l’ivresse. Le maître, dans son amour des garçons, se doit, comme pour tout amour, le pratiquer avec mesure sans jamais se laisser dominer par l’excès.
Qu’en est-il du garçon pour lui ? Le garçon est un objet au sens où nous venons d’en parler. Poser ainsi le garçon à une telle place revient à donner à ce garçon la fonction de l’incarpation : il occupe le lieu de l’Autre et incarne l’Autre en tant que cet Autre n’existe pas.
Allouch, page 167 :
Le maître a affaire chez l’objet garçon au vrai trou de l’Autre, et donc à l’inexistence de l’Autre dès lors que le garçon n’est pas un maître en négatif, pas non plus un contre-maître, mais…un objet.
Qu’en est-il du côté du garçon ? L’affaire est ici plus complexe. Car le garçon n’est pas encore un maître mais il est destiné à le devenir. C’est de ce point de vue, un maître en puissance.
De ce fait, la façon dont il va s’y prendre dans sa relation au maître va être d’une grande délicatesse. Allouch (168) :
Dans cette relation ou plutôt non relation sexuelle, le garçon, en cela situé autrement que les femmes ou les esclaves, se fait objet.
Quand on se fait objet de quelqu’un, ce n’est pas la même chose que quand on est son objet. En se faisant l’objet du maître, le garçon n’est donc pas pure passivité. Il échappe à la symétrie qui le ferait passif alors que le maître serait seul sujet actif. En se réservant au moment de se faire objet du maître, le garçon conserve une part d’activité. Il laisse le maître le considérer comme son objet pour que ce dernier puisse s’exciter sur lui. Mais, l’on saisira la nuance, en le laissant s’exciter sur lui, il n’est pas l’objet du maître. Il est ailleurs. Il fait croire au maître qu’il est son objet alors que lui, le garçon, s’est retiré de cette place. On voit que l’on est loin d’une relation intersubjective entre sujet actif et objet passif. Allouch indique, à propos du garçon, qu’en offrant son corps au maître, « il lui offre ce qu’il n’est pas », c’est-à-dire son objet. Puis, « pour le maître, il fera fonction d’objet, de support d’objet. »
En se faisant objet du maître, tout en ne l’étant pas lui-même, se creuse un écart entre maître et garçon. Allouch dit qu’un trou s’est creusé « entre l’objet du maître, cet objet d’où le maître tire son plaisir, et le corps du garçon en tant qu’il serait son corps, le corps d’un futur maître ».
De cela s’ensuit que, faute de trouver, dans son approche érotique du garçon, un sujet (un sujet passif) ou un objet (objet que le garçon n’est pas), le maître n’a jamais affaire, « au lieu du garçon, qu’à une altérité trouée par cet écart qu’instaure le garçon en ne se refusant pas sans pour autant se donner. » (AS, 169)
Sur ce trou, Allouch dit encore : « il y a là un trou, un trou que ne comble pas son occupation par cet objet sexuel – le garçon – qui n’en est pas un. Un tel « objet » se présente ainsi en fonction d’incarpation de ce trou dans l’altérité qui donne lieu à cette non-relation sexuelle décrite par Foucault. La pédérastie est hétérosexuelle. » (AS, 171-172)
Cette citation qui aurait pu vous paraître obscure autrement doit pouvoir maintenant vous paraître accessible, sinon limpide. Il y a un plus que s’y trouve et qui n’avait pas encore été ici abordé. L’incarpation qui relève de la fonction de l’objet n’est pas suffisante pour combler le trou dans l’Autre. Autant dire que l’objet non seulement est une fonction du trou, mais qu’en plus de cela, il ne comble pas ce trou, il laisse des endroits dans le lieu de l’Autre qui ne sont pas couverte par l’incarpation par l’objet. Ce sont des trous de réel, des petits bouts de trous qui se donnent comme tels et qui viennent à côté, donc en dehors de l’objet.
Le garçon comme objet n’est pas objet de satisfaction, encore moins objet de désir puisque sa fonction de recouvrement/ creusement du trou de l’inexistence de l’Autre est source d’excitation pour le maître. L’amour des garçons n’est pas pédophile ou homosexuelle, mais hétérosexuelle du fait de la fonction de cet objet.
–
La configuration de l’hétérothique devient différente dès lors qu’il s’agit des femmes.
Dans Subjectivité et vérité, Foucault parle ainsi du plaisir de la femme :
Le plaisir de la femme est quelque chose d’indéfini, quelque chose d’immaîtrisable, c’est-à-dire sur lequel le sujet ne peut avoir de prise. […] Le plaisir de la femme est un gouffre. C’est par nature que la femme éprouve du plaisir, mais c’est la nature de la femme de sortir de sa propre nature, de ce qui a été prévu pour elle par la nature et de se perdre dans la pire des débauches. La femme est naturellement excessive, le plaisir de la femme est naturellement excessif, et à cause de cela, il est exactement à la jonction de la nature et de la contre nature. […] Le plaisir de la femme est le principe de l’excès. […]Le plaisir est à la fois ce qui marque la femme comme élément dans le système naturel commandé par l’activité du mâle et ce qui la fait perpétuellement échapper. (SeV, 90)
On conçoit facilement le problème qu’un tel plaisir va poser au maître. En se posant comme naturellement excessif, le plaisir de la femme peut s’avérer être une menace pour le pénétrant tout à son souci de maîtrise. Aussi le maître se trouve-t-il, avec les femmes devant un objet avec lequel la relation devient impossible, vu le gouffre de plaisir devant lequel il se trouve et qu’il ne peut d’aucune manière accepter de se faire prendre, car, comme pour les garçons, il y perdait sa maîtrise.
Allouch (AS, 175) propose un tableau qui permet de distinguer les deux configurations que prend l’objet selon qu’il s’agit de l’amour des femmes ou de celui des garçons.
L’amour des femmes est un amour de nature (phusis) alors que celui des garçons ne l’est pas.
L’amour des femmes est pulsionnel (hormê). Ceci indique que c’est un amour, surtout chez les stoïciens, qui est « un mouvement naturel de l’individu vers quelque chose. » L’amour des garçons est « d’amitié » (philia).
Les femmes sont objets de désir (epithumia). Les garçons sont l’objet d’un souci, de soin (epimeleia) de la part du maître, en raison du fait qu’ils sont des maîtres potentiels, sur la voie de le devenir.
Enfin, les femmes sont objets de plaisir (hêdoné, apolausis). Le soin que l’on porte au garçon ne vise pas le plaisir mais la vertu (aretê).
Allouch commente ainsi ce tableau :
« nature pulsion désir plaisir » s’agissant des femmes et, pour le garçon, dans le défaut d’un ancrage naturel : amitié, souci, vertu.
Alors de quel trou dans l’Autre les femmes sont-elles l’incarpation ? L’excitation du maître dans ce cas a affaire avec elles à l’excès de plaisir qu’elles retirent du fait d’être objets et, je cite, « parce qu’il s’agit d’un insondable gouffre qui rend présent le trou dans l’altérité. » (AS, 175)
La non relation sexuelle se présente sous une configuration différente selon qu’il s’agit du garçon ou de la femme. Mais ces deux configurations ont des points communs. Dans un cas comme dans l’autre, il va être question de l’éloignement du plaisir. Avec les garçons, l’amour glisse vers un passage qui ira d’erôs à la philia (une amitié qui témoigne du délaissement du plaisir que la relation procure au maître). Avec les femmes, il s’agira d’une pédagogie de l’éloignement d’un type particulier. Cette pédagogie doit « d’autant plus circonvenir, limiter, réduire le plaisir [de la femme]en excès que cet excès est reconnu comme valide, légitime, naturel. » (AS, 176)
La non relation sexuelle avec la femme est liée au fait qu’elle est un objet qui occupe un lieu de façon particulière, je dirais dansgereuse. Elle est l’objet dont la fonction en ce lieu est de faire de ce lieu le lieu d’un plaisir « possiblement en excès » (AS, 176)
Allouch :
L’objet femme serre de façon plus étroite, resserre mieux que ne le fait l’objet garçon le trou de l’Autre, y rend plus proche et plus sensible le maître et plus impérieux son éloignement.[…] C’est en quelque sorte positivement qu’un intolérable excès de plaisir, celui de la femme, vient manifester que l’Autre est troué. (AS, 176/177)
Autant l’objet garçon occupait le trou dans l’Autre marqué par une impossible satisfaction, autant l’objet, avec les femmes est-il marqué par un excès du plaisir auquel le pénétrant, ou le maître, ne peut accéder parce que, en tant qu’excès, il lui est tout bonnement insupportable. On saisit la différence de configuration de l’objet et du trou de l’Autre selon qu’il s’agit des garçons ou des femmes.
–
Qu’en est-il de l’épouse ?
L’action pédagogique qui a été menée auprès des femmes s’est avérée insuffisante, pour venir à bout du danger qu’elle représente, encore faut-il une invention qui ne va pas tarder à venir : celle de l’épouse.
Ceci fait que pour peu que l’on réunisse les trois modalités de l’objet que propose Foucault et qui sont les garçons, les femmes et l’épouse, on a affaire à autant de configurations possibles de l’hétérothique. Je vous lis le passage qu’Allouch écrit en p. 177 à ce propos :
Rendue sensible avec l’objet garçon, une difficulté serait devenue, avec l’objet femme, si présente, intense et si déstabilisante de la position du maître qu’il aurait fallu s’en distancier en chassant les femmes, en les délaissant comme objet érotique. Et comment mieux les écarter qu’en inventant une nouvelle sorte de femme, à savoir l’épouse, plus exactement une nouvelle épouse (en espagnol esposa, au pluriel, signifie menottes » !)
Foucault attribue cette invention de la femme aux stoïciens des Ie et IIe siècle. Bien entendu, le mariage existait bien avant les deux premiers siècles de notre ère, mais il se trouve que c’est à partir de cette époque qu’il a pu prendre la signification suivante : l’acte sexuel est conjugalisé, qu’une nouvelle érotique se met en place.
La nouvelle figure de l’hétérothique qui apparaît est la suivante : le mariage sera dorénavant conçu comme un isolat dans la société et comme lieu réservé à l’activité sexuelle. De plus, avec le mariage advient la constitution d’un grand et unique amour. Ce qui a pour effet de déclasser d’autres formes d’amour qui ne relèvent pas de cette unicité, comme l’amour des garçons.
La nouvelle hétérothique conjugale qui apparaît ainsi se caractérise par une minoration, et dans certains cas, une éradication du plaisir sexuel. Durant l’activité sexuelle, les deux époux sont mis en équivalence. Ne joue plus la solitude du sujet actif sur la scène sexuelle. Ceci va se traduire par une modification profonde pour le pénétrant, ou le maître, maintenant le mari, de son rapport à la maîtrise et à son exercice.
Avec l’épouse se présente donc une troisième configuration de l’hétérothique. Allouch lui trouve un aspect inattendu, étrange et enseignant :
Tandis que son objet, l’épouse, acquiert dans l’activité sexuelle un statut qui la rend proche de celui de l’époux, c’est la plaisir qui, du même pas, se trouve réduit à la portion congrue et chez l’épouse, et chez l’époux.
–
Dans le même chapitre de L’Autresexe, Allouch se penche sur la définition à donner à l’hétérotique. Ainsi, p. 150, donne-t-il une extension au terme. Il s’agit de ne pas accueillir les remarques de Foucault en se limitant à la description de la réalité grecque et romaine, mais d’y voir « une mise à jour et l’étude d’une certaine strate, celle des jeux de vérité, celle des techniques ou arts de soi ».
On peut maintenant tenter un premier récapitulatif de ce qui est avancé dans l’Autresexe au sujet de l’hétérotique (p. 181). L’objet est donné comme objet de l’activité sexuelle. Le lieu de cet objet est le lieu de l’Autre marqué par son inexistence (inexistence de cet Autre dont rend compte le fait de parler à son endroit de trou). Je cite Allouch dans sa récapitulation :
Ce trou fut d’abord présentifié par l’écart que le garçon instaurait en ne faisant que se prêter ; il le fut ensuite avec les femmes, par le rejet du plaisir en excès. Par deux fois, il ne pouvait être question d’une relation sexuelle, et Foucault en a pris acte. Or, que se passe-t-il avec ce que l’on hésite maintenant à qualifier d’objet, à savoir l’épouse ? Si l’on peut admettre qu’une relation avec son époux s’est instaurée, et une relation qui présente bien des agréments pour chacun, c’est avec la presque radicale éradication du plaisir dans leur activité sexuelle. […] Le trou dans l’Autre n’est alors plus bordé par l’objet : il est celui qu’y creuse la tentative conjointe (c’est la cas de le dire) d’en évacuer le plaisir. »
On voit dans ce passage une progression : il y a d’abord l’écart que le garçon instaure, puis, le rejet du plaisir en excès, enfin l’évacuation du plaisir dans le mariage. Il y a là une scansion temporelle qui donne aux trois modalités de l’hétérotique une histoire : d’abord les garçons, puis les femmes, enfin l’épouse. De cette progression, Allouch dit qu’il s’agit là d’une courbure de l’hétérothique.
Avant de terminer cette présentation, et pour peu que l’on se rapporte au tableau suivant qui rend compte des différentes configurations que le plaisir prend dans les non relations sexuelles entre le maître et l’objet.
A chacune de ces configurations répond une configuration de l’hétérothique. On constate que tant dans la ligne du maître que dans celle de l’objet, le plaisir est atteint. Il est contenu, réduit, absent, dangereux. Il n’est pas un seul endroit où il trouve à s’épanouir pleinement.
Pour la fois prochaine, je vous propose de lire Les Libérés de Ricioti Canudo. Et l’un d’entre nous pourra le présenter. Je vous ferai part de ma lecture de ce livre et nous discuterons ensuite de ces deux présentations.
Nous nous retrouverons le 11 janvier.
Bonne fin d’année.