Atelier deux analytiques du sexe
14 mars 2018
Marion PERNEL
Commentaire des chapitres II et III du livre de Jean ALLOUCH
La scène lacanienne et son cercle magique
Je ne vais pas faire un commentaire linéaire de chacun des deux chapitres mais tenter de les lier entre eux dans la mesure où ce n’est pas un hasard si Jean Allouch les a situés l’un à la suite de l’autre.
Allouch renvoie l’une à l’autre la liberté et la mort dépassant en cela l’opposition classique vie/mort. Or laisser tomber un enfant, à suivre Allouch, est reconnaitre sa liberté comme fondée en lui offrant la possibilité de chuter c’est-à-dire à régler sa vie sur ce qu’est toute vie, à savoir une série de chutes dont le destin est irrémédiablement la mort.
Le soulèvement comme dire que non en parole et en acte prend son envol de la liberté de celui qui y joue sa vie nous dit Allouch ; or celui qui est suffisamment lui-même libre pour entendre la liberté de l’enfant à ses côtés, comme raison de son soulèvement, n’occulte pas la présence de la mort dans la vie.
C’est précisément ce que l’aliéniste dans l’œuvre de Canudo n’a pas fait en chassant la mort dans la vie au sein de l’asile (en camouflant la mort de cette patiente) ce qui ne put que provoquer le soulèvement en acte des libérés devant cet intolérable.
Cette opposition classique entre vie et mort comme deux lieux distincts, la mort évènement y fonctionnant comme frontière, est donc dépassée par Allouch. La mort est présente en effet dans chaque vie, tout comme la vie peut prolonger l’existence d’un être mort. Il y a intrication de la vie et de la mort selon plusieurs modes :
La mort porte la vie (au travers de la pulsion de mort qui dans son lien au symbolique ouvre à la vie telle une pulsation, une impulsion)
la mort que la vie porte, après le décès, au fil des manifestations des vivants qui visent à entretenir la mémoire du disparu et témoignent de la poursuite de son influence.
La mort comme seconde mort serait celle aussi qui consiste en l’effacement progressif de la mémoire des vivants notamment au travers de la disparition ultérieure de ceux-ci, du souvenir d’un défunt qui a compté pour eux.
Avant lui, Lacan désigne une zone entre-deux-morts d’abord dans le séminaire l’Ethique puis dans Le Transfert à propos de la tragédie et de la position du héros particulièrement. Cette notion implique d’emblée l’existence de deux morts et d’un espace qui les sépare mais revêt une dimension un peu différente, me semble-t-il, de celle amenée par Allouch. Ainsi, Antigone se voit occuper une place dans l’entre-deux de deux champs symboliquement différenciés. En effet, être enfermée vivante en un tombeau la met dans une position où la vie va se confondre avec une mort certaine ; une mort vécue si l’on peut dire de façon anticipée, une mort empiétant sur le domaine de la vie, d’une vie empiétant sur la mort.
Ce qui pousse ces héros à entrer dans cette zone, à aller au-delà de ces limites et ainsi au- devant de leur mort est le désir de savoir, particulièrement pour Œdipe. Ce franchissement est le moment où le héros raye son être tout comme l’analysant au terme de sa cure. Ils objectent ainsi l’idée de la valeur suprême et absolue de la vie, et témoignent de quelque chose de plus précieux que la vie qui joue sa partie dans chaque vie.
On trouve avec Lacan auprès des héros de la tragédie la représentation exemplaire du pur désir de mort, désir d’anéantissement de soi-même : Antigone comme Œdipe entrent dans la mort une première fois en décidant d’agir selon leur désir, quand bien même ils savent les conséquences inéluctables de ce choix : le malheur, voire la mort. Cette présence de la mort au cœur de tout désir, cet empiétement de la mort sur la vie ne sont pas l’affaire des seuls héros tragiques. Toute vie a quelque chose à voir avec la mort, il s’agit d’une nécessité structurale. En effet, tout être parlant, de par son entrée dans le langage entre dans cette zone de l’être-pour-la-mort.
Or, chacun peut élaborer une série de distractions, de freins et de barrières que Lacan énumère tout au long de son séminaire l’Ethique, notamment l’attachement au Bien et aux biens, l’altruisme, la pitié pour autrui et crainte pour soi, attachement au Beau et fascination pour ce qui captive notre regard.
Cette première et seconde mort ne sont pas tant définies dans un espace temporel comme leur désignation pourrait le faire croire mais bien plutôt dans une dimension spatiale au sens de l’espace entre conceptualisé par George-Henri.
Allouch établit un lien entre sa proposition de laisser tomber un enfant et reconnaître sa seconde mort, la sienne et celle de l’enfant : (p.136) « Le rapport à l’enfant dérape dès l’instant qu’il tourne le dos à sa seconde mort ». En effet, si le mieux que l’on puisse faire pour un enfant c’est de le laisser tomber, la raison en est qu’ils sont promis à leur mort, la première et la seconde, après avoir vécu une série de chutes qui font d’eux des êtres qui vivent en mourant. Or bien souvent, on peut être amené à vouloir éviter de telles chutes, tentatives vaines car elles sont inhérentes à la condition humaine.
Face à sa détresse, le sujet ne peut en effet que rencontrer une impossibilité de l’Autre à y répondre autrement qu’en apparaissant au sujet comme l’un-en-plus parmi tant d’autres, son strict équivalent en termes de non-jouissance, misère, détresse et solitude. Ainsi il apparaît malvenu et vain de tenter d’y répondre, l’Autre ne peut en aucune façon lui répondre en tant que lieu qui donnerait une consistance, une assurance à la Vérité. L’enfant comme sujet doit se débrouiller en somme comme tout à chacun avec sa solitude et n’a attendre d’aide de personne. Il ne s’agit pas de l’abstention de toute intervention dans la vie d’autrui mais de régler cet acte sur sa liberté et non pas en fonction de valeurs.
Allouch met en exergue la particularité dont est traitée et vécue la mort d’un enfant dans nos sociétés et qui s’explique pour lui par la conception de l’enfant comme offrant « l’assurance que nous vivrons même quand nous serons morts » déniant par là sa propre seconde mort comme celle de l’enfant et lui faisant porter la responsabilité et le poids de cette survie imaginaire.
Allouch propose donc un autre rapport à l’enfant qui s’avère impossible dès lors que l’on élève un enfant dans l’illusion qu’il ne passera pas par l’obligatoire seconde mort comme un inéluctable destin, comme son futur le plus assuré.
Ce rapport à l’enfant qu’Allouch nous propose, un rapport différent de celui réglé sur une verticalité en termes d’élévation, repose sur une position de l’adulte à l’égard de l’enfant analogue à celle de l’analyste à l’égard de l’analysant tant du point de vue du rapport à la liberté qu’à celui à la mort. Ce rapport est réglé sur l’idée avancée par le néologisme déchariter qui n’est autre que de s’adresser à la liberté d’autrui.
Déchariter pour Lacan et à sa suite pour Allouch décrit la position du saint en opposition à la pastorale chrétienne pour laquelle il s’agit de faire la charité c’est-à-dire de s’adonner à l’amour de Dieu. Alors qu’exercer la charité recèle toujours une demande auprès de celui à qui elle s’adresse et révèle des bénéfices secondaires pour celui qui s’y adonne, le saint bien au contraire ne demande rien, n’attend rien. Ainsi dans Télévision, il dira :
« Un saint […] ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce, pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir. »
Jean Allouch interroge dans L’Autresexe, où il développe davantage ce qu’il entend par déchariter, ce qui viendrait discriminer une intervention de l’analyste qui pourrait être reconnue comme analytique. Et bien c’est justement quand l’analyste décharite c’est-à-dire se réduit à un déchet, rebus de la jouissance.
La liberté de l’analysant est alors susceptible d’être concernée par ce déchet mais Allouch de préciser que cette liberté ne peut s’entendre que comme érotique, autrement dit, « identique à la non-existence troumatisante du rapport sexuel ». Allouch nous invite donc comme analyste à « prendre comme guide le déchariter dans son lien avec la liberté érotique de l’analysant et donc le manque de rapport sexuel » pour situer tout à la fois la position de l’analyste et son possible effet.
Déchariter pour l’analyste consiste, comme je l’entends, à ignorer ce qu’il sait c’est-à-dire d’abord à proscrire tout savoir sur l’analysant. L’interprétation dans cette optique ne peut que surgir de ce trou dans le savoir, de ce qui est insu chez l’analyste même.
« Il n’est d’intervention proprement analytique qu’adressée à ce point où, le savoir de l’analyste étant en défaut et son intervention elle-même mettant en jeu ce défaut, l’analysant pourra exercer sa liberté, sans que celle-ci, tel le soulèvement au sens de Foucault, soit le moins du monde tenue de s’expliquer » nous dit Allouch dans l’Autre sexe.
La position à l’égard de l’enfant devrait donc se réduire à déchariter, autrement dit à supposer qu’aucun savoir sur l’enfant n’est possible, particulièrement sur ce qui serait bon pour lui dans une visée de lui éviter les chutes inhérentes à toute vie.
Reconnaître la liberté de l’autre, analysant ou enfant comme fondée, c’est reconnaître cet espace entre où git la vérité qui concerne le sujet, autrement dit la question intime propre à chacun et chaque fois différente d’un sujet à l’autre.
Pour finir, j’aurais souhaité discuter avec vous de la volonté comme véhicule du soulèvement avancée par Allouch. J’aurais plutôt parlé de nécessité dans la mesure où la volonté fait entendre une intention consciente or dans le crime des sœurs Papin assimilé à un soulèvement, j’ai un peu du mal à entendre cet acte comme relevant d’une seule volonté. La folie dans ce qu’elle recèle de liberté est-elle un acte volontaire ?
Par ailleurs, il situe cette volonté comme venant répondre en acte à cet oubli du dire (« qu’on dise reste oublié dans ce qui se dit derrière ce qui s’entend ») en prenant place dans l’inéliminable interstice qui maintient séparés le qu’on dise du dit. Or si cet espace est irréductible entre le dire et le dit, tout acte répondant d’un soulèvement et tentant de l’effacer n’est-il pas voué à l’échec ?