George-Henri Melenotte
L’illumination : une immédiateté silencieuse ou cinquante ans après
La lecture de Lacan 66 présente dans sa préface le terme illumination. On y lit :
Trente-quatre ans ont passé depuis que Claude Lévi-Strauss, découvrant la linguistique structurale grâce à Jakobson, avait eu l’illumination qui allait lui permettre « de cristalliser en un corps d’idées cohérentes » ce qui allait devenir l’œuvre de toute sa vie. « Penser les systèmes de parenté comme un langage… apprécier chaque élément comme un phonème dénué de signification intrinsèque mais dont le sens se dévoile par sa position vis-à-vis des autres éléments constitutifs. »
L’emploi du terme a depuis évolué. Non pas qu’il ait perdu sa valeur d’éclair qui tombe sur la ville et lui donne, par la lumière instantanée qui la frappe, un relief particulier. Son emploi a changé depuis qu’avec la découverte des deux analytiques du sexe par Allouch, il s’offre comme catégorie de la deuxième analytique. Une « transformation subjective est possible qui passe par une autre voie que celle que l’on a appelé « symbolisation », ou « littéralisation ». » écrit-il dans L’Autresexe. Dans Noir parfait, Valentin Retz parle de « magie des signes » qui relève d’une logique illuminante différente de celle du signifiant.
Je me propose d’aborder cet aspect de l’illumination comme immédiateté silencieuse en l’abordant par le biais du théâtre. Nous sommes dans les années 1938-39. Bertolt Brecht est en exil au Danemark. Il écrit La vie de Galilée. Il retravaillera cette pièce pour lui donner sa forme définitive en 1955, dans sa version finale dite « berlinoise ». Elle est souvent considérée comme une œuvre ayant valeur testamentaire de Brecht dans la lutte de la science contre le pouvoir théocratique.
Quel est l’énoncé de l’illumination qui frappe Galilée ? Galilée part d’un constat d’inexistence :
Mais l’univers, en l’espace d’une nuit, a perdu son centre et au matin, il en avait d’innombrables. Si bien que désormais le centre peut être considéré comme partout puisqu’il est nulle part.
L’idée qui frappe Galilée va contre le sens commun. Il lui faut du courage tant elle va contre l’évidence. Tout comme Valentin Retz ne savait pas s’il rencontrait un berger ou un dieu dans ses pérégrinations en Grèce, peu chaud à Galilée d’aller contre l’évidence. Car laisser les astres suspendus dans l’espace relève de la pure absurdité pour qui ne suppose pas que les objets puissent flotter tout seuls. Galilée ne donne pas ses raisons. L’héliocentrisme s’impose à lui. Point. Ce qui le met en position de grande fragilité devant ses détracteurs car, s’il sait que l’héliocentrisme est un bouleversement dans l’ordre des savoirs de son temps, son illumination est une certitude pleine d’incertitude puisqu’il lui reste en faire la démonstration. Elle s’impose à lui comme un savoir certain, tout trempé d’incertitude. Et pourtant, désormais, le monde ne sera plus pareil. Et Galilée, non plus.
Son idée n’est pas innocente. Elle emporte avec elle un flot de conséquences séditieuses dont celle-ci qui défie l’ordre des hommes et du monde : avec ce mouvement de la terre autour du soleil, ce n’est plus l’ordre qui règne sur la terre qui importe mais bien celui de la physique nouvelle. Par un raccourci vertigineux, les poissonnières, les marchands, les princes et les cardinaux, voire même le pape, deviennent les passagers d’un même bateau sur lequel, en parfaite indifférence par rapport à leur rang social, ils sont voués, indistinctement, à tourner autour du soleil. L’ordre ancien selon lequel il n’y avait qu’un centre dans le monde, la terre, et au-delà d’elle le pape, s’effondre. L’univers devient un vertige dont le centre évident disparaît. En l’espace d’une nuit, dans la frappe de l’éclair, le monde a changé de nature. Ce qui était acquis comme vrai avant ne l’est plus dorénavant.
Galilée dialogue avec ses amis. Il apparaît alors, de la façon la plus claire, que ce qui est opposé à sa vision est l’argument d’autorité. Il doit se taire, lui disent-ils, parce qu’il n’est pas qualifié. Comment peut-il se prétendre meilleur physicien que Dieu qui a créé l’univers ? Comment peut-il oublier qu’il est sa créature et que prétendre savoir mieux sur la création que le Créateur est sortir du rang de ses enfants et pécher par outrecuidance. Enfin, il n’est pas théologien, il outrepasse sa fonction en s’autorisant à décider là où il n’a qu’à obéir. En se dressant contre une telle somme d’autorité, en défiant l’ordre de la nature et l’ordre des hommes tel que Dieu les a voulus, Galilée fait acte de liberté. Il défie le monde au delà de l’entendement et ce, au nom de l’entendement. D’où lui vient la force de cette liberté alors qu’il se heurte de plein fouet à l’autorité du monde ? La liberté n’est pas une sinécure. Elle est affrontement contre l’enfermement du monde, contre l’enfermement dans le monde. Foucault a bien vu comment avec l’asile et la prison, il ne s’agit pas seulement d’incarcérer le fou et le criminel, mais aussi tout un chacun dans des lieux où la liberté est insérée dans l’espace du régime disciplinaire.
Tout récemment Allouch avançait ceci :
Concevoir l’analyse comme un exercice spirituel est très exactement cela : aller au-devant de l’analysant en tant qu’il exerce sa liberté jusque dans les plus fâcheux déboires de son existence.
Aller au-devant de ne signifie pas seulement accueillir mais aussi faire un pas en direction de l’analysant avec, en corrélat, la sortie de l’analyste de l’immobilité du sphinx. Aller au devant de l’analysant dans l’exercice de la liberté que lui offre l’analyse, c’est ouvrir l’espace propice à cet exercice. Ceci se fait dans le chatoiement de l’éventuelle signification illuminative qui lui fait faire le pas particulier de sa liberté en discordance avec le marcher droit de son éducation. Cela suppose un mouvement horizontal de l’analyste vers le fâcheux qui se démène avec cette liberté qui l’élève contre le charroi des croyances et la soumission à l’illusion d’une transcendance dépositaire de l’ordre immuable des choses. Aller au devant est une expression de la pratique analytique. Elle suppose une mise en mouvement spirituelle qui dégage sur le chemin de l’analysant l’espace de son avancée vers la liberté.
L’illumination de Galilée lui ouvre un espace de liberté. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que sa révélation illuminative le mène aux pires déboires avec Dieu. Car, en matière d’appareil de contrôle des esprits, l’Eglise règne en maîtresse. Dieu s’entend avec elle pour confisquer les illuminations. Il réagit fort mal lorsque l’une d’entre elles met son existence en doute.
L’Inquisiteur qui parle à Urbain VIII, l’ancien cardinal Barberini et protecteur de Galilée, n’est pas un sot. Écoutons-le :
Depuis qu’ils traversent la mer — je n’ai rien contre — ils placent leur confiance non plus en Dieu mais en une boule de cuivre qu’ils appellent le compas. Ce Galilée avait déjà, étant jeune, écrit sur les machines. Ils veulent faire des miracles avec les machines. Lequels ? De Dieu, en tout cas, ils n’ont plus besoin, alors de quels miracles s’agit-il ? Il n’y aura par exemple plus de haut ni de bas. Ils n’en ont plus besoin.
On ne peut mieux dire de la liberté. Plus besoin de miracles divins si les machines en font. Plus besoin du haut et du bas de la hiérarchie, de l’élevage éducatif ou correctionnaire. Le monde s’allonge, il s’étire sur l’horizontalité d’une liberté dont Freud a trouvé qu’elle s’alliait avec la position sur le divan. L’association n’est plus dite libre, elle est libre, elle est l’exercice de la liberté dans le langage et par le langage. Freud indique bien qu’il s’agit avec elle d’une parole débarrassée de toute critique.
De cette liberté de Galilée, l’éloge vient du Pape lui-même quand il dialogue avec l’Inquisiteur. Il parle de Galilée : « Il sait jouir de tout, plus qu’aucun homme que j’ai rencontré. Il pense par tous les sens. Il ne sait pas dire non à un vieux vin ou à une pensée neuve. » L’homme, illuminé par un système du monde qui contrevient à la pyramide des hiérarchies humaines et qui défie la Bible, trouve sa reconnaissance dans sa liberté par celui-là même qui le combat. De l’illumination de Galilée, Urbain VII dit que c’est la marque même de cet homme. Car, comme toute illumination, celle de Galilée a un parfum d’interdit. La persécution est là qui veille et censure. Là où l’Inquisiteur interdit, Galilée accueille, pense et goûte. Il est sans préjugés. Sa liberté réside en ceci que l’ordre existant du monde n’est pas une raison pour dire non à cette folie qui le fait sortir du règne des cardinaux et des princes. Simplement, sa folie porte « une pensée neuve » et rien, selon les vérités de son temps, ne l’écartera de la lumière qu’il jette sur le monde, depuis ce soir où, soudainement, il découvrit que nous bougions.
On se souvient ici des trois grandes révolutions qu’a connues l’humanité selon Freud. Après avoir parlé de Copernic et de Darwin, il en arrive à la plus pénible :
Mais la troisième vexation, la plus péniblement ressentie, sera infligée à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique actuelle ; qui veut prouver au moi qu’il n’est pas maître dans sa propre maison, et qu’il en est réduit à de maigres informations sur ce qui survient inconsciemment dans sa vie d’âme. Cette exhortation au retour sur soi, nous n’avons pas été, nous les psychanalystes, ni les premiers ni les seuls à la formuler, mais il semble qu’il nous soit dévolu par du matériel issu de l’expérience, touchant de près chaque individu. De là la révolte générale contre notre science, le manquement à tous les égards que commande la civilité universitaire, et une opposition qui s’est affranchie de toutes les entraves d’une logique impartiale — à quoi s’ajoute que nous avons dû troubler la paix de ce monde d’une autre manière encore, comme vous l’entendrez bientôt.
Le savoir illuminant est silencieux. Il s’impose d’emblée. Il n’est le fruit d’aucune formalisation dont il serait la déduction. Son statut épistémique relève, comme Freud l’écrit, d’une vexation pour la raison formelle. Allouch souligne que l’énoncé de la formule de Lacan il nya pas de rapport sexuel « se montre en défaut, ininscriptible […] dans un discours formalisé, mathématisé. » L’instant de son surgissement, dans l’espace d’une nuit, elle s’impose sans raison formelle préalable qui y mène et après, seulement après, viendra le temps de la formalisation. Le cours des choses ne sera plus le même, passé le temps des illuminations. En ce sens, elles font événement. Mais du fait de l’incertitude qui prévaut au surgissement de ce savoir, l’immédiateté silencieuse illuminante provoque souvent, comme l’indique Freud, une réaction faite de tous les manquements aux égards que commande la civilité universitaire.
Dans Suite fantastique, Allouch inscrit l’illumination dans ce que partagent les trois inexistences. Après avoir présenté la mise à plat du nœud borroméen et la place du vrai trou à côté de la cellule centrale où loge l’objet a, il avance ceci :
Ces trois inexistences doivent bien en quelque manière se recouper dès lors que 1) elles ont en commun de ne point exister et 2) elles résident toutes les trois en E barré. En outre, si elles sont sues inexister – et elles le sont, pour le moins par Lacan –, la modalité de ce savoir leur est commune : une illumination, ai-je proposé.
L’illumination est ici présentée comme une modalité de savoir qui reste à ce moment à préciser. Et la précision ne manque pas d’arriver, puisque lors de la même conférence, Allouch reprend ces trois inexistences dans ces termes :
Donc trois inexistences qui ont en commun 1) d’inexister, mais pas au sens où un discours formalisé démontre une inexistence ; 2) d’être logées en E barré, un lieu où sont conjoints sans pour autant se confondre l’imaginaire et le réel; 3) d’être accessibles selon une certaine modalité du savoir, l’illumination, elle aussi hors symbolique.
L’illumination n’est pas seulement une modalité du savoir qui ferait que les trois inexistences seraient sues. Cette fois-ci, Elles sont rendues accessibles par l’illumination. Il ne suffit pas de poser les trois inexistences car ce serait alors rester dans le registre d’un constat propre à un savoir. Or, l’illumination porte ici à un mouvement. Dans Suite fantastique, parlant de l’excitation, Allouch dit ceci : « L’excitation n’advient pas à partir de soi, mais de l’Autre. C’est en se tournant vers l’Autre que le parlêtre se trouve excité… » On se tourne vers cet Autre étrange, insistant et inexistant, on s’en approche. Ce mouvement ouvre l’accès à ce qu’il nomme « l’expérience troumatisante de l’inexistence de l’Autre. »
Enfin, la fragile modalité du savoir de l’illumination a une fonction déictique. Elle montre le trou de l’inexistence de l’Autre et oriente dans sa direction. Elle convoque l’opération analytique dans son effectuation pour peu que l’on repère dans cette expérience le passage de la première analytique à la seconde. L’illumination porte au mouvement d’approche du vrai trou, mouvement d’où émergera une nouvelle érotique.
Pour conclure, je terminerai par cette anecdote. Un quidam écoute un exposé lors d’un colloque. Advient la discussion. Une voix fluette s’élève de la salle. Il ne la voit pas. Il ne la reconnaît pas. Il l’entend dire trois mots qui le saisissent. Ces mots ont parcouru toute son analyse. La seconde d’avant, il ne le savait pas. Alors, se passa une chose surprenante : sous ses yeux, la lumière de la salle s’éclaira soudain avec une grande intensité.