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« Du trait à l’écrit » – séance du 6 mars

  • mars 21, 2019
  • Travaux

 

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Séminaire : Du trait à l’écrit

George-Henri Melenotte

Séance du 6 mars 2019-

Comme je vous en ai parlé lors de la première séance de ce séminaire, nous ne réfléchissons pas assez à ce qu’est l’écriture. Je ne suis pas sûr que Lacan se soit jamais arrêté sur un traité de l’écriture. Pourtant il est indéniable qu’il en a eu plus que l’intuition. Puisqu’il en fait l’objet de son séminaire. Avec la lenteur sans laquelle on n’avance jamais vite, « il faut se hâter lentement sur cette question de l’écriture » dit l’adage. En latin, cela donne : festina lente. Cette locution latine se présente sous la forme d’un oxymore qui nous est bien utile pour peu que l’on se décide de lire Lacan. En grec, cela donne : σπεῦδε βραδέως (speûde bradéōs). L’empereur Auguste en fit son adage. Dans son Art poétique, Boileau (I, 171-173) donne cet excellent conseil quand on écrit :

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage 

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. 

Polissez-le sans cesse et le repolissez. 

Ajoutez quelquefois et souvent effacez.

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Dans Le lièvre et la tortue, La Fontaine écrit à propos du lièvre :

Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter, 

Pour dormir, et pour écouter 

D’où vient le vent, il laisse la Tortue 

Aller son train de Sénateur. 

Elle part, elle s’évertue

Elle se hâte avec lenteur. 

J’en reviens à cet ouvrage de Gerrit Noordzij, qui est une mine d’informations. Il nous propose une série d’exercices dont je vous donne un exemple.

Si je prends la lettre d, vous voyez que si je la retourne du haut vers le bas, j’obtiens la lettrep. Et si je reprends la manœuvre, et que je la fais basculer de la droite vers la gauche, j’obtiens la lettre b.

Si je sors de l’approche linguistique où lire la lettre, c’est d’abord chercher sa signification, alors, selon le mouvement imprimé à l’écriture et selon l’orientation que je donne au même

graphisme, j’obtiens un résultat différent. Si je pars de la lettre d, le blanc intérieur est en bas à gauche de la barre verticale, ce qui me donne accès à la signification d de la lettre. Si le blanc intérieur est en bas à droite, j’aurai la lettre b, ou en haut à droite de la barre, la lettre p. De même, si je prends la lettre p, et que j’effectue une bascule du blanc intérieur de la droite de la barre, à la gauche, j’obtiens la lettre q.

La lecture du même graphisme sera différente selon la place du blanc intérieur par rapport à la barre verticale. La place du blanc intérieur est déterminante pour la lecture du graphisme. Sa signification sera différente selon la position du blanc intérieur (Trait, 59).

d b p q

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Autre exercice :

       n u

Identité du graphisme. Je passe du n au u par simple retournement. Le blanc de la première lettre est ouvert vers le bas. Après le retournement, il est ouvert dans la deuxième lettre vers le haut.

Que dit Noordzij à ce sujet ? Il dit que c’est parce que l’on met dans l’apprentissage de la lecture l’accent sur la signification de la lettre, soit pé, bé, pé, quu, et non pas sur la position du blanc intérieur par rapport à la barre verticale, dans le premier exemple, et le retournement par inversion du sens de l’ouverture du blanc dans le second exemple, que les enfants éprouvent des difficultés dans l’apprentissage de l’écriture. Mettre l’accent sur la reconnaissance directe de la signification de la lettre, c’est faire l’impasse sur un point anodin comme la position du blanc intérieur et qui pourtant donne la clé de son écriture. Noordzij y va allègrement puisqu’il écrit :

L’enseignement de la lecture lui aussi doit partir du blanc du mot, simplement cette simple proposition implique un bouleversement dans la pédagogie, dans les sciences de l’écriture, dans l’histoire de la culture. Elle implique aussi la rééducation des auteurs de manuels scolaires (Trait, 59).

Vous constatez que l’accent est mis par Noordzij sur des détails graphiques qui montrent l’importance du non-sens dans l’écriture. Il distingue la langue de l’écriture. Il écrit ceci :

Les mots d’une langue écrivent des phrases. Les mots d’une écriture produisent des lignes (Trait, 41).

Cette petite phrase est décisive. Elle montre que pour Noordzij l’écriture est une question de trait et non de sens. La phrase fait sens. L’écriture est affaire de convention graphique. Ainsi n’hésite-t-il pas à dire : « En tant qu’écriture, le mot ne veut rien dire (Trait, 41) ». Il poursuit :

Aussi longtemps qu’on s’en tient à l’écriture, le sens du mot importe peu. Dès l’instant où il est question du sens d’un mot, on parle d’une langue. Lorsqu’un enfant apprend à lire, il apprend à faire le lien entre les mots de l’écriture et les mots de la langue. L’usage veut que les problèmes qu’il rencontre soient interprétés exclusivement comme des problèmes linguistiques : l’enfant ne comprend pas les mots qu’il a sous les yeux. On en revient toujours à cela, sauf qu’on ne comprend rien tant qu’on ne voit pas ce qu’on a sous les yeux. Un enfant qui ne peut pas bien observer ce qu’il a sous les yeux, ne pourra jamais bien apprendre à lire, parce que l’école concentre son attention sur le sens. Ce qui n’est d’aucun secours si l’observation est insuffisante, or l’école ne se soucie pas de l’observation. L’école fait même écran à l’apparence du mot avec l’idée qu’elle donne du mot comme une succession de lettres dans un ordre donné. Au lieu d’une lecture, elle propose un calcul : mettez les numéros 1, 2 et 3 dans le bon ordre. Objectivement, la suite 3,2,1 est tout aussi bonne, seulement cette bonne solution est mauvaise, parce qu’à l’école, c’est le point de vue subjectif qui prime et il veut que la gauche soit toujours à gauche et la droite toujours à droite. L’école est désarmée devant des enfants qui savent que le contraire est tout aussi vrai puisqu’ils peuvent faire le tour d’un objet (Trait, 41).

De cette longue citation, il y a plusieurs points à retenir. J’écris : bon, b-o-n. Il y a l’ordre des lettres : b=1 ; o=2 et n=3. Si l’enfant considère le mot « bon » comme un objet, il va jouer avec cet objet sans souci du sens dicté par la convention sur l’ordre des lettres. Ce qui indique que, pour se saisir du mot, du point de vue de l’écriture, il va malmener l’objet de la convention, il va tester l’ordre des lettres, comme un expérimentateur tire sur l’élastique pour éprouver sa souplesse, sa résistance à la tension et en conclure que ce qu’il manie est un élastique. Donc avec le mot « bon », l’enfant expérimente du point de vue de l’écriture les différentes possibilités qui s’offrent à lui avant de respecter la convention qui fait que l’ordre des lettres b-o-n est un mot de la langue.

Du strict point de vue de l’écriture, il modifie l’ordre des mots pour voir ce que ça donne : n- o-b ; n-b-o, etc. selon la factorielle 3 qui lui donne 6 possibilités. Avant de soumettre l’écriture de « bon » à l’ordre 1,2,3, il est nécessaire qu’il expérimente au mieux ces 6 façons d’écrire avant de s’approprier le mot. Il y a donc, du strict point de vue de l’écriture et non du point de vue du sens, autant de façons d’écrire 3.2.1, etc. pour tester l’écriture et constater au bout du compte que l’ordre qui va produire le sens est 1,2,3.

La lecture du mot est par conséquent seconde à la mise à l’épreuve de l’ordre des lettres qui est le propre de l’écriture. Le scribe qu’est l’enfant est comme le physicien bébé qui, de sa chaise, teste la gravitation en faisant tomber sa cuillère par terre. L’écriture est avant toute chose une expérimentation de la forme du trait et de son ordre avant que n’advienne le sens. L’observation est par conséquent décisive puisque, à chaque essai, seul compte le résultat. L’ordre des lettres, le graphisme de la lettre, la distance entre les blancs qui sépare les lettres, le tracé et l’orientation des blancs intérieurs, le rythme qui permet de donner de la nervosité à la rédaction du mot (ce n’est pas la même chose que d’écrire en caractères gras qu’en italiques) et des mots (les intervalles blancs entre les mots sont réglés de façon telle qu’ils impriment un rythme à la phrase), une bonne proportion entre les noirs et les blancs, tout cela contribue au fait d’écrire. Et tout habitués que nous sommes à le faire, nous ne mesurons pas la complexité des opérations que nous convoquons pour passer du trait à l’écrit. L’écriture est la somme de ces opérations qui est le résultat d’une expérimentation rigoureuse. L’enfant, comme nous le sommes tous d’ailleurs, ne cesse d’expérimenter l’écriture et, tout le temps, j’insiste sur ce tout le temps, le résultat est incertain. Ainsi le sommes-nous à chaque fois tout autant que lui.

Ceci m’amène à vous parler de Lacan avec son nœud borroméen. Marion Pernel insiste pour nous dire que, dans le nœud borroméen de Lacan, sa confection importe tout autant que son résultat. Je lui donne raison car, dans son séminaire le plus souvent, Lacan dessine le nœud, c’est-à-dire le confectionne. Il prend les consistances de ce nœud exactement comme l’enfant qui teste sa fabrication du mot. Et si, dans l’exemple que je vous ai donné des lettres d q, Noordjiz indique l’importance du blanc intérieur et de son positionnement par rapport à la barre verticale, dans le nœud borroméen, il l’importe de fabriquer le triskel sans lequel ce nœud ne fonctionne pas.

Le triskel fonctionne dans le nœud de la même façon que le blanc intérieur dans l’exemple des lettres que j’ai donné. Le recouvrement des consistances par l’alternance des dessus- dessous relève de la même exigence. Sans lui, il n’y a pas de nœud borroméen, tout simplement. La thèse que je soutiens est que la logique de ce nœud est bien la même que la logique de l’écriture dont nous parle Noordzij. Cette logique ne relève en rien du sens, mais plutôt d’un ordre des consistance disposées d’une certaine manière et sans laquelle on perd le nœud. Dans l’image du triskel que je vous montre, les mots «jouissance», «a», « jouissance phallique », « jouissance Autre » ne viennent permettre la lecture qu’après la confection du triskel. Ils introduisent seulement après, le sens que Lacan introduit dans le nœud, et seulement après. Le nœud dépend avant tout de l’écriture du triskel. Cette écriture est d’un autre ordre que celui du sens puisque le sens n’intervient que dans un second temps par le jeu des nominations. Essayez vous-même de faire un nœud et vous expérimenterez la difficulté de sa confection et le nombre de fois où vous vous tromperez dans le procès de son écriture. L’écriture du nœud suppose que vous fassiez une authentique expérience de son écriture.

Il s’ensuit que :

1/ Toute écriture, alphabétique ou borroméenne, est une expérimentation du trait.
2/ L’écriture alphabétique permet l’entrée du trait dans la langue. Mais cette entrée n’est qu’un avatar de l’écriture.

Je vais maintenant vous proposer une petite expérience que j’ai faite à Marseille, au moment où j’allais acheter du pain. J’étais dans une disposition d’esprit proche de celle de la balade. C’est ce qui m’a fait m’arrêter devant ce tag :

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Question : qu’est-ce que pouvait bien vouloir dire ce graphisme ? Je vous le distribue de manière à ce que chacune et chacun s’essaie au déchiffrage de ce texte. Le hasard, heureux, a fait qu’en me voyant observer cet écrit, un quidam s’arrête et nous nous sommes exercés à son déchiffrage, en vain. Nous échangeâmes nos courriels en nous promettant de nous écrire, sitôt l’un d’entre nous parvenu à le déchiffrer.

À peine rentrés, nos courriels se croisèrent. Cet ingénieur en climatologie que je ne connaissais pas était parvenu au même résultat que moi, au même moment, ce qui nous fit bien rire.

La filooterie n’est jamais finie

C’était une allusion probable à la qualité de l’équipe municipale de Marseille et il s’agissait d’un slogan politique. Il nous aura fallu surmonter un certain nombre de difficultés propres au graphisme du tag. La fin de la phrase ne faisait aucune difficulté. Moyennant le maniérisme du trait, elle était parfaitement lisible. Seule la première ligne restait illisible.