Mexico
Séminaire du 26 et 27 octobre 2018
En quoi les Aveux de la Chair ne peuvent être ignorés.
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Séance du vendredi 26 octobre –
Séance 1
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Ce séminaire que je vous propose est une lecture des Aveux de la chair qui vient de paraître en français. Je vous lirai des extraits sur lesquels je ferai un commentaire de façon à ce que nous puissions les lire ensemble.
Je vous propose dans un premier temps un propos introductif qu’il m’a paru utile de vous présenter, tant Foucault a modifié son projet initial d’écriture de L’Histoire de la sexualité.Cette sorte d’avant propos prend appui sur deux textes parus en 1984, les Modificationsque l’on trouve au début de L’Usage des plaisirs et un Prière d’insérer qu’il a glissé sous la forme d’un feuillet séparé lors de la publication du même volume.
Ensuite, je vous présenterai certains passages des Aveux tant le travail de Foucault est riche et demande dans sa lecture des soins et de la patience. Ce ne sera pas par conséquent une recension de toutes les parties du livre mais une présentation critique des points qui concernent les analystes au premier chef.
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Dans l’Avertissement des Aveux de la chair, Frédéric Gros écrit que Foucault, au moment de la parution de la Volonté de savoir, en 1976, avait l’intention d’inscrire ce livre comme premier tome d’une Histoire de la sexualité. Il devait être suivi de la parution de cinq autres volumes : 2. La chair et le corps ; 3. La croisade des enfants ; 4. La femme, la mère et l’hystérique ; 5. Les pervers ; 6. Population et races. Tel ne sera pas le cas. On sait que les Archives Foucault déposées à la Bibliothèque nationale de France (Département des manuscrits) font savoir que deux titres (La chair et le corps et La croisade des enfants) avaient été grandement rédigés (près de quarante mille feuillets répertoriés à cet effet en sont les manuscrits préparatoires (cours, conférences, articles, notes de lecture de
Foucault, etc.) sans être publiés.
Peu avant sa mort, le 15 juin 1984, paraissent les tomes II et III (L’usage des plaisirs et Le souci de soi) de cette Histoire de la sexualité, dont la rédaction commença huit ans auparavant. Leur contenu est très éloigné du projet initial.
Que s’est-il passé qui a amené Foucault à modifier son projet ?
Deux textes vont permettre de jeter quelque lumière sur la réponse : Modifications, paru dans L’Usage des plaisirs, et un « Prière d’insérer », glissé en 1984, dans l’Usage des plaisirs, qui reprend presque terme à terme le propos de Modifications.
Dans Modifications, qui se trouve donc dans l’Usage des plaisirs, Foucault rend compte du changement apporté à son projet initial. Les cinq ouvrages annoncés dans La Volonté de savoir vont céder la place à d’autres écrits. Foucault en donne la raison (Diapo2) :
Cette série de recherches paraît plus tard que je n’avais prévu et sous une tout autre forme. Voici pourquoi. Elles ne devaient être ni une histoire des comportements ni une histoire des représentations. Mais une histoire de la « sexualité » : les guillemets ont leur importance (II, 739).
La différence entre une histoire des comportements sexuels ou des représentations afférentes à ces comportements est abandonnée. Foucault précise ce qu’il laisse de côté (Diapo 3) :
Mon propos n’était pas de reconstituer une histoire des conduites et pratiques sexuelles, selon leurs formes successives, leur évolution, et leur diffusion. Ce n’était pas non plus mon intention d’analyser les idées (scientifiques, religieuses, ou philosophiques) à travers lesquelles on s’est représenté ces comportements (II, 739).
Ce à quoi il renonce avait un double volet. Premier volet : le terme « comportement » se précise : il s’agit des « conduites » et « pratiques sexuelles », prises dans leur évolution et leur « diffusion », donc dans leur extension. S’il en était resté à ce point de vue, il se serait cantonné à une approche classique de l’histoire des pratiques sexuelles et de leur extension. Deuxième volet, indissociable du premier : c’est celui des représentations de ces pratiques, des idées qui ont prévalu sous leurs diverses formes scientifiques, religieuses et philosophiques. Cette histoire aurait été une histoire, comme il le précise, des pratiques et de leur représentation.
Or, il ne s’en tient pas à ce projet. Un nouveau apparaît dont il livre les premiers attendus (Diapo 4) :
Je voulais d’abord m’arrêter devant cette notion, si quotidienne, si récente de « sexualité » : prendre recul par rapport à elle, contourner son évidence familière, analyser le contexte théorique et pratique auquel elle est associée. (739)
Il part du présent, de la notion de sexualité « si quotidienne », « si récente ». Donc celle qui règne aujourd’hui au point qu’elle nous colle au nez jusqu’à être une «évidence familière ». C’est vis-à-vis de cette évidence qu’il décide d’adopter une position critique qui lui permet de prendre du recul par rapport à elle. Ce n’est plus à l’histoire des pratiques sexuelles à laquelle il s’attaque, mais au refus de s’emparer de cette notion de sexualité, courue aujourd’hui au point d’en empêcher l’approche critique. Il décide de prendre un recul temporel pour l’approcher d’une autre manière que de façon factuelle, mais pour analyser le contexte théorique et pratique auquel elle est associée. » De là, ressort que Foucault conçoit son travail historique en immersion dans le contexte théorique et pratique – les deux choses paraissent indissociables à ses yeux » – dans lequel cette notion plonge.
Foucault rappelle l’apparition tardive du terme de « sexualité », au XIXe siècle. Ce mot « ne marque évidemment pas l’émergence soudaine de ce à quoi il se rapporte (II,739).» Il poursuit (Diapo 5) :
Il s’agissait en somme de voir comment, dans les sociétés occidentales modernes, une « expérience » s’était constituée, telle que les individus ont eu à se reconnaître (II, 740).
On part de l’actualité de la sexualité dans les sociétés modernes. Lorsqu’il parle d’histoire, le passé est lié au présent, le passé étant une des formes de l’actualité du présent. Reste un terme nouveau qu’il introduit et qui appelle un éclairage. Qu’en est-il de cette « expérience » ? La sexualité n’est plus une notion moderne. Elle est une expérience « qui s’est constituée ». La fin de la phrase paraît sibylline. Elle importe puisque la sexualité n’est plus une notion mais une expérience qui engage les individus de façon telle qu’ils puissent s’y reconnaître. Autrement dit, la sexualité s’est constituée jusqu’à prendre sa forme actuelle dans une dimension qui engageait le sujet. C’est un truisme de l’écrire : elle est une expérience subjective, qui modèle et produit une forme de subjectivité dont nous recueillons aujourd’hui la forme moderne.
Dans le Prière d’insérer, glissé dans le premier volume des deux livres parus le 15 juin 1984 (L’Usage des plaisir), Foucault reprend ses raisons. Il écrit ceci (Diapo 6):
[Il s’agissait] de comprendre comment dans les sociétés occidentales modernes, s’était constitué quelque chose comme une « expérience » de la « sexualité », notion familière et qui n’apparaît pourtant guère avant le début du XIXe siècle.
Parler de sexualité comme d’une expérience historiquement singulière supposait d’entreprendre la généalogie du sujet désirant et de remonter non seulement aux débuts de la tradition chrétienne mais à la philosophie ancienne (II, 1544).
«Expérience» et «sexualité sont entre guillemets qui, ajoutée au «quelque chose comme » introduit un flou dans les deux termes. C’est comme si Foucault n’était pas encore assuré de la précision de ses choix sémantiques. Si le terme « sexualité » apparaît au XIXe siècle, il ne vient pas de rien. Il manque à son surgissement une analyse qui permette de savoir ce qui a précédé son apparition, et c’est à cette analyse qu’il va s’attacher. Tout comme dans Modifications, le terme « expérience » apparaît entre guillemets. Une note de bas de page reprend ce point. Elle précise : « Ici aussi, pour reprendre la phrase de Foucault quelques lignes plus haut, « les guillemets ont leur importance ». En effet, à la fin des années 1960, dans l’Archéologie du savoir, Foucault regrette, particulièrement dans son Histoire de la folie, d’avoir fait « une part beaucoup trop considérable, et d’ailleurs bien énigmatique, à ce qui s’y trouvait désigné comme une « expérience », montrant par là combien on demeurait proche d’admettre un sujet anonyme et général de l’histoire » (p. 18). Dans les années 1980, il convoque au contraire largement cette notion, mais au sens d’un dispositif depuis lequel le sujet se rapporte à lui-même selon des modalités déterminées, ou encore d’un point de croisement entre des discours vrais, des structures de pouvoir et des pratiques de soi. C’est ainsi que « lesaphrodisia », « la chair » et « la sexualité » représentent trois expériences historiques (voir L’Usage des plaisirs, p. 770).
Dans la deuxième phrase extraite du Prière d’insérer, une précision est apportée. La sexualité est une expérience « historiquement singulière ». C’est dire combien sa singularité requiert un travail d’analyse propre qui lui soit adapté. Dans cette phrase, Foucault abat ses cartes : il va s’agir « d’entreprendre la généalogie du sujet désirant », donc trois mots adaptés à la singularité de l’expérience, posée comme expérience subjective, mais avec ceci en plus que ce sujet n’est pas seulement celui des pratiques qui se sont constituées au fur et à mesure du temps, mais qu’il s’agit du « sujet désirant ». Lacan pointerait-il là le bout de son nez dans l’adresse de Foucault? Mais il ne s’agit pas de sa part d’un anachronisme mais bel et bien de la définition d’une méthode qui le fait partir du temps présent et analyser les modalités singulières de la constitution de cette expression de « sujet désirant » bien au-delà du seul XIXe siècle. On repère ici une critique implicite de la psychanalyse qui certes s’est emparée de ce terme mais sans en avoir produit l’analyse adéquate. Or, pour peu que l’on reçoive le message, il s’agit bien ici d’une invite, faite à Lacan et aux analystes par Foucault, de se plonger dans sa propre recherche pour y trouver ce qui leur fait défaut, soit cette « généalogie du sujet désirant. » Il fait remonter cette généalogie à très loin puisqu’il se rapporte non seulement aux débuts de la tradition chrétienne mais aussi à la philosophie ancienne.
On posera à partir de cette remarque qu’il s’agit, aujourd’hui, de reprendre à notre compte les éléments de cette critique foucaldienne pour comprendre combien un terme aussi massif que celui de sexualité nécessite de se rapporter à une telle généalogie pour l’ éclairer d’une analyse qui nous livre les éléments de son apparition, de son émergence dans un contexte aujourd’hui oublié. Telle est la méthode.
Toujours, dans Prière d’insérer, se lit ceci (Diapo 7):
En remontant ainsi de l’époque moderne, au-delà du christianisme, jusqu’à l’Antiquité, Foucault se heurtait à une question à la fois très simple et très générale : pourquoi le comportement sexuel, pourquoi les activités et les plaisirs qui en relèvent font-ils l’objet d’une préoccupation morale ? Pourquoi ce souci éthique, qui, selon les moments, paraît plus ou moins important que l’attention morale qu’on porte à d’autres domaines de la vie individuelle ou collective, comme les conduites alimentaires ou l’accomplissement des devoirs civiques ? Cette problématisation de l’existence, appliquée à la culture gréco-latine, a paru à son tour liée à un ensemble de pratiques qu’on pourrait appeler les « arts de l’existence » ou les « techniques de soi » d’une importance assez considérable pour y consacrer toute une étude (II, 1544).
Partant de l’époque moderne, Foucault remonte jusqu’à l’Antiquité. Il s’interroge sur la singularité de l’expérience de la sexualité sur un mode simple : pourquoi lui avoir accordé une telle importance, alors que dans « les arts de l’existence », il y en a d’autres qui comptent peut-être tout autant, que ce soient les conduites alimentaires ou les devoirs civiques ? La question de Foucault se formule ainsi, je reprends ses termes : Pourquoi « le comportement sexuel, les activités et les plaisirs afférents, ont-ils été l’objet d’une préoccupation morale, ce qu’il appelle un « souci éthique » ? On perçoit ici combien la question sous jacente porte sur le contrôle moral des pratiques sexuelles dont la raison n’est pas évidente. Pourquoi en effet ces pratiques n’ont-elles pas été laissées à elles- mêmes sans avoir à répondre à un « souci éthique » ?
Un terme d’importance, parmi d’autres, est ici introduit par Foucault. Il parle de « problématisation de l’existence ». Soit une approche dynamique et critique de cette existence qui se réfère au contexte pratique et théorique dans lequel se développe la sexualité inscrite comme l’un de ses arts ou l’une des techniques de soi. Dans sonAvertissement aux Aveux de la chair, Frédéric Gros précise que, chez Foucault, « le dessein d’étudier le dispositif biopolitique moderne de la sexualité (XVIe-XIXe siècle) – a été délaissé au profit de la problématisation – moyennant la relecture des philosophes, médecins, orateurs, etc., de l’Antiquité gréco romaine – du plaisir sexuel dans la perspective historique d’une généalogie du sujet de désir et sous l’horizon conceptuel des arts d’existence. (II) » Gros plante ainsi un décor, celui de l‘« horizon conceptuel de arts d’existence », où se déploie « la problématisation du plaisir sexuel ». Mais cette problématisation n’est pas intemporelle ou universelle. Elle porte sur une expérience singulière, la sexualité où se trouve engagé le sujet du désir. Ce sujet n’est pas fixe. Il n’est pas un universel soumis à des variations contingentes dans le temps, ce qui autoriserait d’en faire l’histoire. Ce sujet se constitue et, de ce fait, change en fonction des conditions culturelles dont Foucault donne l’éventail. Dans Modifications, il écrit ceci (Diapo 8):
Le projet était donc d’une histoire de la sexualité comme expérience – si on entend par expérience la corrélation dans une culture, entre domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité (II, 740).
Le contexte d’une culture n’est pas statique. L’expérience de la constitution du sujet de désir tient à la façon dont, historiquement, les domaines de savoir, les types de normativité (normativité et non pas normes)et formes de subjectivité s’articulent les uns les autres. La généalogie est la mise en œuvre de la perspective historique de ces contextes où se construit le sujet de désir et qui le construisent en même temps. L’expérience dont on a vu qu’elle était subjective suppose le parcours des éléments qui produisent ce sujet variable du fait du contexte théorique et pratique dans lequel il se constitue.
Dans ce Prière d’insérer, suit ce qui termine le texte et qui a une valeur de présentation générale de son étude (Diapo 9):
D’où, finalement, un recentrement général de cette vaste étude sur la généalogie de l’homme du désir, depuis l’Antiquité classique jusqu’aux premiers siècles du christianisme. Et sa distribution en trois volumes, qui forment un tout :
- – L’Usage des plaisirs étudie la manière dont le comportement sexuel a été réfléchi par lapensée grecque classique comme domaine d’appréciation et de choix moraux, et les modes de subjectivation auxquels elle se réfère: substance éthique, types d’assujettissement, formes d’élaboration de soi et de téléologie morale. Comment aussila pensée médicale et philosophique a élaboré cet « usage des plaisirs » – chrêsis aphrodision – et formulé quelques thèmes d’austérité qui allaient devenir récurrents sur quatre grands axes de l’expérience : le rapport au corps, le rapport à l’épouse, le rapport aux garçons et le rapport à la vérité.
- – Le Souci de soi analyse cette problématisation dans les textes grecs et latins des deux premiers siècles de notre ère, et l’inflexion qu’elle subit dans un art de vivre dominé par la préoccupation de soi-même.
- – Les Aveux de la chair traiteront enfin de l’expérience de la chair aux premiers siècles du christianisme, et du rôle qu’y jouent l’herméneutique et le déchiffrement purificateur du désir. (II, 1544)Parler de sexualité demande de s’adapter aux conditions historiques singulières dans lesquelles le sujet de désir se constitue. Dans Modifications, Foucault livre sa méthode : Tout d’abord, il part d’un affranchissement des schémas de pensée courants (Diapo 10):Parler ainsi de la sexualité impliquait qu’on s’affranchisse d’un schéma de pensée qui était alors assez courant : faire de la sexualité un invariant, et supposer que, si elle prend dans ses manifestations, des formes historiquement singulières, c’est par l’effet de mécanismes divers de répression auxquels, en toute société, elle se trouve exposée ; ce qui revient à mettre hors champ historique le désir et le sujet du désir, et à demander à la forme générale de l’interdit de rendre compte de ce qu’il peut y avoir d’historique dans la sexualité (II, 740).
Refus de l’hypothèse causale générale comme celle qui se réfère aux mécanismes de la répression. Car une telle causalité met hors champ le désir et le sujet du désir qui pousserait son étude dans les travers d’une enquête de sociologie historique. Donc, refus de la forme générale de l’interdit comme cause explicative des formes que prend la sexualité dans le passé. Il y a là, de la part de Foucault, un souci de se démarquer de la cause explicative tant du passé que du présent, démarcation que l’on retrouve dans sa critique des universaux à l’œuvre dans la pensée marxiste.
Mais ce refus n’est pas suffisant. Toujours dans Modifications, il poursuit ( Diapo 11):
Parler de la « sexualité » comme d’une expérience historiquement singulière supposait aussi qu’on puisse disposer d’instruments susceptibles d’analyser, dans leur caractère propre et dans leurs corrélations, les trois axes qui la constituent : la formation des savoirs qui se réfèrent à elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique et les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de cette sexualité (II, 740).
Il faut à Foucault les instruments de son étude. S’il constate qu’ils lui manquent, c’est dire que la tradition de son temps ne les lui a pas offerts. Et que pour mener son étude, il va lui falloir les chercher pour analyser, dans leur caractère propre, et leurs corrélations, ces trois axes.
Il s’agit d’une reprise de ce qu’il avait avancé, dans le même texte, quand il parlait, à propos de la problématisation, des savoirs, des types de normativité et des formes de la subjectivité.
Mais les domaines de savoirs deviennent maintenant « la formation des savoirs », les types de normativité et les formes de subjectivité sont placés sous le chapeau des «systèmes de pouvoir». Ils règlent «la pratique et les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent (souligné par moi) se reconnaître comme sujets de cette sexualité ». Peuvent et doivent indiquent un rapport qui peut paraître contradictoire entre la possibilité et l’obligation, entre la liberté du choix et la contrainte. Faut-il penser que les deux vont pour lui ensemble et que l’on a affaire à l’étude des formes historiques d’un choix contraint par lesquelles advient le sujet désirant ?
À propos de troisième axe, celui qui concerne le passage des individus en « sujets de cettesexualité », Foucault reconnaît une difficulté (Diapo 12):
En revanche, l’étude des modes selon lesquels les individus sont amenés à se reconnaître comme sujets sexuels me faisait beaucoup de difficultés. La notion de désir ou celle de sujet désirant constituait alors sinon une théorie, du moins un thème théorique généralement accepté. Cette acceptation même était étrange : c’est ce thème en effet qu’on retrouvait, selon certaines variantes, au cœur même de la théorie classique de la sexualité, mais aussi bien dans les conceptions qui cherchaient à s’en déprendre ; c’était lui aussi qui semblait avoir été hérité, au XIXe et au XXe siècle, d’une longue tradition chrétienne (II, 740-741).
Quelque chose ne va pas à propos de la notion de désir ou de celle de sujet désirant. Ceux qui ont cherché à s’en déprendre n’ont pas eux-mêmes échappé au fait de l’héritage chrétien qui portait sur la mise en place de ces catégories. Curieuse acceptation de leur part – là aussi, on voit où se tourne le regard de Foucault – de l’héritage dans lequel ils ont inscrit leur théorie du désir et du sujet désirant, héritage issu d’une « longue tradition chrétienne ». On pense ici aux Trois essais de Freud sur la théorie du sexuel.
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Séminaire du 26 et 27 octobre 2018
En quoi les Aveux de la Chair ne peuvent être ignorés.
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Séance du vendredi 26 octobre –
Séance 2
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Poursuivons notre lecture du passage de Modifications que nous venons d’entreprendre : Je lis (Diapo 1):
L’expérience de la sexualité peut bien se distinguer, comme une figure historique singulière, de l’expérience chrétienne de la « chair » : elles semblent dominées toutes deux par l’expérience de l’« homme de désir (II,741). »
La sexualité ne se rapporte pas toute à l’expérience de la chair, c’est entendu. Il n’empêche que ces deux expériences sont subsumées, voire « dominées » par une troisième qui est celle de « l’homme de désir ». La pointe de la recherche de Foucault se confirme être au bout du compte celle de la constitution de cet homme de désir.
Une incidente (à ne pas lire forcément):
Dans une note de bas de page, se trouve la remarque suivante : « Cette expression constitue le titre d’un ouvrage paru en 1790 de Louis-Claude de Saint Martin (1743-1803), dit « le Philosophe inconnu», ordinairement rattaché au courant illuministe et mystique – réaction contre le matérialisme des encyclopédistes. Foucault le cite dans Les Mots et les Choses. (I, p. 1155). Cette référence est assortie du passage suivant :
L’idée qu’en détruisant les mots, ce ne sont ni des bruits ni de purs éléments arbitraires qu’on retrouve, mais d’autres mots qui, à leur tour, pulvérisés, en libèrent d’autres, – cette idée est à la fois le négatif de toute la science moderne des langues, et le mythe dans lequel nous transcrivons les plus obscurs pouvoirs du langage, et les plus réels. C’est sans doute parce qu’il est arbitraire et qu’on peut définir à quelle condition il est signifiant, que le langage peut devenir objet de science. Mais c’est parce qu’il n’a pas cessé de parler en deçà de lui-même, parce que des valeurs inépuisables le pénètrent aussi loin qu’on peut l’atteindre, que nous pouvons parler en lui dans ce murmure à l’infini où se noue la littérature. Mais à l’époque classique, le rapport n’était point le même ; les deux figures se recouvraient exactement : pour que le langage soit compris tout entier dans la forme générale de la proposition, il fallait que chaque mot en la moindre de ses parcelles soit une nomination méticuleuse. (I, 1155)
Si la citation donnée par la référence est exacte, on a affaire à un auteur qui ne s’inscrit nullement dans ce qui donnera le courant structuraliste. Louis-Claude de Saint Martin fait partie du courant qui prendra position contre la destruction des mots, elle qui ne fait jamais qu’en appeler d’autres et ne se réduit pas à la structure minimale du signifiant qui sert de point d’appui à la linguistique structurale. Le citer montre ainsi comment Foucault n’est pas prêt à emboîter le pas au courant dominant de son temps.
Revenons aux Modifications et à la difficulté de Foucault avec le troisième axe (Diapo 2):
En tout cas, il semblait difficile d’analyser la formation et le développement de l’expérience de la sexualité à partir du XVIIIe siècle, sans faire à propos du désir et du sujet désirant, un travail historique et critique (II, 741).
C’est ici la reprise de la critique que Foucault adresse aux tenants de la sexualité. Suit ceci (Diapo 3):
Sans entreprendre, donc, une « généalogie » (II, 741).
L’occasion est trop belle pour ne pas la saisir. Il manque à Freud et à Lacan, dans leur usage de la sexualité, une généalogie qui leur permette à propos du désir et du sujet désirant, « un travail historique et critique. »(Diapo 4) :
Par là (une « généalogie), je ne veux pas dire faire une histoire des conceptions successives du désir (ne serait-ce pas là une véritable généalogie puisqu’il s’agirait de répertorier les conceptions successives de la plus ancienne jusqu’à ce jour?1), de la concupiscence ou de lalibido, mais analyser les pratiques par lesquelles les individus ont été amenés à porter attention à eux-mêmes, à se déchiffrer, à se reconnaître et à s’avouer comme sujets de désir, faisant jouer entre eux-mêmes et eux-mêmes un certain rapport qui leur permet de découvrir dans le désir la vérité de leur être, qu’il soit naturel ou déchu (II, 741).
Une remarque tout d’abord : Foucault écrit son projet par touches successives. Chaque fois qu’il y revient, il en ajoute de nouvelles. Ici, l’accent est mis sur l’attention que les individus sont amenés à porter sur eux-mêmes.
De façon plus générale, on observe le recentrement qui est à l’œuvre dans la modification de son projet. Pour la résumer, on passe du désir, de la concupiscence ou la libido au sujet de ce désir, de cette concupiscence ou de cette libido. À partir de cette attention, les individus peu à peu sont amenés à se déchiffrer – on voit la subjectivité apparaître – ils en viennent à se reconnaître (cette reconnaissance met en place un rapport de soi à soi qui est nouveau, comme lorsque l’on dit que l’on se reconnaît comme tel) et à s’avouer (la reconnaissance ne suffit pas, encore faut-il la parole qui s’adresse à autrui) comme sujets de désir. La constitution de ce sujet, objet du recentrement foucaldien, passe par quatre termes : l’attention portée sur soi, le déchiffrement de soi, la reconnaissance de soi comme soi et l’aveu que l’on est soi. Quatre étapes du mouvement de la subjectivation qui signent le passage de l’individu au sujet de désir. Ce mouvement suppose un rapport de soi à soi mais aussi un rapport à autrui, les deux entendus dans l’ambiguïté du jeu « entre eux- mêmes et eux-mêmes ».
Autre nouveauté dans ce passage. L ‘affaire de la subjectivation leur permet « dans le désir » de « découvrir la vérité de leur être », qu’il soit naturel ou déchu.
La vérité est à la clé de la problématisation que Foucault élabore, problématisation qui ne se rapporte pas à la simple constitution du sujet désirant, mais à une telle constitution dans la « vérité de son être » (Diapo 5) :
Bref, l’idée était, dans cette généalogie, de chercher comment les individus ont été amenés à exercer sur eux-mêmes et sur les autres, une herméneutique du désir dont leur comportement sexuel a bien été sans doute l’occasion, mais n’a certainement pas été le domaine exclusif. En somme, pour comprendre comment l’individu moderne (n’oublions pas que c’est de l’individu moderne que Foucault part pour mettre en place cette « généalogie ») pouvait faire l’expérience de lui-même comme sujet d’une « sexualité », il était indispensable de dégager auparavant la façon dont, pendant des siècles, l’homme occidental avait été amené à se reconnaître comme sujet de désir (II, 741).
L’expression « Herméneutique du désir» réclame une compréhension particulière. Les individus pratiquent une interprétation dans leur lecture des textes portant sur le désir. La généalogie revient ainsi à comprendre comment l’individu moderne a pu, non pas faire son expérience de la sexualité, mais faire l’expérience de lui-même comme sujet d’une « sexualité ». L’individu n’a jamais affaire qu’à lui-même comme sujet de cette expérience. C’est en tant que sujet que l’individu se découvre tel, se reconnaît et s’avoue tel, accédant ainsi au statut de sujet du désir.
Un pas de plus va être franchi (Diapo 6):
Un déplacement théorique m’avait paru nécessaire pour analyser ce qui était souvent désigné comme le progrès des connaissances : il m’avait conduit à m’interroger sur les formes pratiques discursives qui articulaient le savoir (II, 741)
L’analyse ne porte plus sur la constitution d’un savoir qui sera à la source des connaissances qui, dans leur progrès, vont donner sa substance scientifique à la sexualité à partir du XIXe siècle, mais de questionner « les formes pratiques discursives » qui articulent le savoir. Il ne s’agit pas des discours dans la diversité changeante de leurs formes. Bien plutôt s’agit-il de les analyser sous leurs formes pratiques, efficaces, c’est-à- dire à même de modifier les pratiques sexuelles. C’est leur portée performative que Foucault recherche dans leur évolution.
Puis, dans la suite, Foucault précise une fois encore ce qu’il entend par généalogie (Diapo 7):
Il apparaissait qu’il fallait entreprendre maintenant un troisième déplacement, pour analyser ce qui est désigné comme le « sujet » ; il convenait de chercher quelles sont les formes et les modalités du rapport à soi par lesquelles l’individu se constitue et se reconnaît comme sujet. Après l’étude des jeux de vérité les uns par rapport aux autres, – sur l’exemple d’un certain nombre de sciences empiriques au XVIIe et au XVIIIe siècles – puis celles des jeux de vérité dans le rapport de soi à soi et la constitution de soi-même comme sujet, en prenant pour domaine de référence et champ d’investigation ce qu’on pourrait appeler l’ « histoire de l’homme de désir » (II, 741-742).
La généalogie se présente maintenant comme une histoire qui n’est plus seulement celle du passage de l’individu au sujet du désir, mais celle aussi qui prend comme fond le champ d’investigation sur l’histoire de l’homme de désir. L’homme de désir apparaît comme terme générique sur lequel se dessine la constitution singulière d’un sujet de désir.
Foucault revient sur les choix qui l’ont amené à modifier son projet initial (Diapo 8) :
Mais il était clair qu’entreprendre cette généalogie m’entraînait très loin de mon projet primitif. Je devais choisir : ou bien maintenir le plan établi, en l’accompagnant d’un rapide examen historique de ce thème du désir. Ou bien réorganiser toute l’étude autour de la lente formation, pendant l’Antiquité, d’une herméneutique de soi. C’est pour ce dernier parti que j’ai opté, en réfléchissant qu’après tout, ce à quoi je suis tenu – ce à quoi j’ai voulu me tenir depuis bien des années – , c’est une entreprise pour dégager quelques-uns des éléments qui pourraient servir à une histoire de la vérité. (II, 742)
L’histoire de l’homme de désir devient l’histoire de la vérité. Quelle est cette vérité ? Le sujet qui se constitue le fait par tâtonnements successifs qui tournent autour des jeux de vérité impliqués dans la recherche de son être propre (Diapo 9) :
Une histoire qui ne serait pas celle de ce qu’il peut y avoir de vrai dans les connaissances ; mais une analyse des « jeux de vérité », des jeux du vrai et du faux à travers lesquels l’être se constitue historiquement comme expérience, c’est-à-dire comme pouvant et devant être pensé. À travers quels jeux de vérité l’homme se donne-t-il à penser son être propre quand il se perçoit comme fou, quand il se regarde comme malade, quand il se réfléchit comme être vivant, parlant et travaillant, quand il se juge et se punit à titre de criminel ? À travers quels jeux de vérité l’être humain s’est-il reconnu comme homme de désir ? Il m’a semblé qu’en posant ainsi cette question et en essayant de l’élaborer à propos d’une période aussi éloignée de mes horizons autrefois familiers, j’abandonnais sans doute le plan envisagé, mais je serrais de plus près l’interrogation que depuis longtemps je m’efforce de poser (II, 742).
Si l’être se constitue historiquement comme expérience, comment s’y prend-il pour penser son être propre ? Se pense-t-il de la même façon selon qu’il est fou, qu’il se perçoit comme malade, qu’il se pense comme être vivant, parlant, travaillant, etc. Il y a une grande diversité de perceptions qu’un individu peut avoir de lui-même. Quand il s’agit de la question de l’homme de désir, à quels jeux de vérité, l’individu a-t-il alors affaire ?
Le changement qu’implique cette recherche porte sur Foucault lui-même. Il n’abandonne pas seulement ses horizons autrefois familiers. Il abandonne son plan initial et s’engage dans des terres inconnues, étant ainsi amené à sortir des domaines familiers dans lesquels il avait jusque-là évolué. Il y a là un changement subjectif de Foucault d’une importance certaine. Ce changement, Foucault en parle dans le même texte des Modifications (Diapo 10) :
C’est la curiosité – la seule espèce de curiosité, en tout cas qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle qui cherche à s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de soi-même (II, 744).
Ce passage est très connu mais rarement citée dans son entier. Cet éloge de la curiosité met de côté la volonté de reprendre ce qui existe déjà, mais sollicite une extériorité inconnue qu’il va s’agir d’explorer en quittant ses domaines familiers. Se déprendre de soi revient à quitter les horizons dans lesquels le philosophe a jusque-là été pris. Foucault en arrive à l’idée que l’activité philosophique doit l’amener à penser autrement (Diapo 11) :
Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît ? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. […] Mais qu’est-ce donc que la philosophie aujourdhui – je veux dire l’activité philosophique– si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas , au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? (II, 744)
L’acharnement du savoir mène à l’égarement de celui qui connaît. C’est là une proposition surprenante de Foucault. L’acharnement du savoir joue contre le savoir de celui qui connaît. Il le déporte loin des sentiers battus de ses connaissances. En outre, ce passage propose une activité philosophique critique aujourd’hui. Foucault l’inscrit comme une urgence de ce que penser veut dire dans son temps. Cette activité de la philosophie se définit comme «travail critique de la pensée sur elle-même.» La formule «penser autrement » sonne comme un slogan de cette réforme de la pensée contemporaine qui repose sur un geste qui repousse toute forme de pensée qui ne serait que confirmation de ce que l’on sait déjà. Elle oblige à sortir de la pensée qui légitime les savoirs acquis dans ce domaine (II, 744) (Diapo 12) :
Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique lorsqu’il veut, de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité, ou lorsqu’il se fait fort d’instruire leur procès en positivité naïve ; mais c’est son droit d’explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être changé par l’exercice qu’il fait d’un savoir qui lui est étranger. L’ « essai » – qu’il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité et non comme appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de communication– est le corps vivant de la philosophie, si du moins elle est encore maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une « ascèse », un exercice de soi, dans la pensée.(II, 744)
L’exercice d’un savoir qui lui est étranger : voilà la tâche salvatrice du philosophe contemporain. Il doit s’essayer à cette tâche. Car à quoi lui sert la position qui dicte aux autres ce qu’est leur vérité ? A contrario, Foucault préconise une « épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité ». L’activité philosophique ne maintient pas le philosophe dans les certitudes de ses savoirs acquis. Elle est une expérience, un exercice de soi, dans la pensée. Le philosophe ne sortira pas indemne de cet exercice. Il en sortira modifié. Pour cela, il doit y mettre du sien. « Essai » et « ascèse » sur la voie de la vérité deviennent les maîtres-mots de la voie qui s’ouvre devant le philosophe quand il se met à la tâche. Foucault définit cette tâche qu’il fait alors sienne (Diapo 13):
Son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement. (II, 744-745)
« Penser autrement », j’ajoute : « qu’il ne le faisait auparavant » : telle est la formule foucaldienne de l’activité philosophique. Foucault tente de faire un premier bilan de son effort. Cette fois, l’accent est mis sur la notion de problématisation qui résume son effort (Diapo 14) :
Il me semble mieux apercevoir maintenant de quelle façon, un peu à l’aveugle, et par fragments successifs et différents, je m’y étais pris dans cette entreprise d’une histoire de la vérité : analyser non les comportements ni les idées, non les sociétés et leur « idéologie » (N’est-ce pas Marx qui est ici visé ?), mais les problématisations (au pluriel) à travers lesquelles l’être se donne comme pouvant et devant être pensé et les pratiques à partir desquelles elles se forment. La dimension archéologique de l’analyse permet d’analyser les formes mêmes de la problématisation ; sa dimension généalogique, leur formation à partir des pratiques et de leurs modifications. Problématisation de la folie et de la maladie à partir de pratiques sociales et médicales, définissant un certain profil de « normalisation » ; problématisation de la vie, du langage et du travail dans des pratiques discursives obéissant à certaines règles « épistémiques » ; problématisation du crime et du comportement criminel à partir de certaines pratiques punitives obéissant à un modèle « disciplinaire ». Et maintenant, je voudrais montrer comment, dans l’Antiquité, l’activité et les plaisirs sexuels ont été problématisés à travers des pratiques de soi, faisant jouer les critères d’une « esthétique de l’existence ». (II, 745-747)
Foucault se dégage de l’horizon factuel de la recension historique pour privilégier les problématisations à l’œuvre dans les étapes qui jalonnent la constitution du sujet du désir.
La généalogie qui ressort de cet effort s’empare non pas des pratiques sexuelles et leur contexte mais des problématisations en cours dont il étudie les parcours dans leur évolution. Ce qu’il cherche, dans les discours des Pères de l’Église, est, à chaque fois, les problématisations qui y sont à l’œuvre et à montrer comment elles évoluent jusqu’à leurs formes actuelles.
Dans son Avertissement aux Aveux, Frédéric Gros précise : « Le Tome IV, consacré à la problématisation de la chair par les Pères chrétiens des premiers siècles (de Justin à Saint Augustin) s’inscrit dans le prolongement de cette nouvelle Histoire de la sexualité, décalée d’une bonne dizaine de siècles par rapport au projet initial et trouvant son point de gravitation dans la constitution d’une éthique du sujet (A, II). », Gros toujours écrit : « Assez vite, cependant, Foucault décide de remonter au plus haut de l’échelle du temps pour ressaisir, dans l’histoire chrétienne, le point d’origine, le moment d’émergence d’une obligation ritualisée de vérité, d’une injonction de verbalisation par le sujet d’un dire-vrai sur lui-même (A, III).
Avant de m’arrêter dans la présentation de ce deuxième exposé, je veux reprendre quelques thèmes de cette « ascèse » foucaldienne et montrer en quoi elle importe aux analystes d’aujourd’hui. Allouch fait un geste foucaldien quand il propose les deux analytiques du sexe. En quoi consiste ce geste ? Il nous montre comment, avec la seconde analytique, il se déprend à son tour de lui-même et se livre à une analyse de soi sur soi. En s’emparant de l’illumination de Lacan avec la formule « Il n’y a pas de rapport sexuel », il ne s’en contente pas pour en prendre acte et se livrer à un long commentaire sur elle. Il la problématise et fait sienne l’interrogation : « Comment Lacan en est-il arrivé là ? » Cela suppose qu’il ne se limite pas aux savoirs acquis qui lui viennent de Lacan. Mais qu’il en tire les conséquences jusqu’à, non pas penser autrement, mais formuler des propositions analytiques écrites autrement. Ceci donne à ses propositions la tournure d’un « essai » où il quitte le terrain familier à partir de ce constat qu’il ne s’agit pas d’en rester, avec Lacan, à ce que l’on sait déjà. Geste foucaldien d’Allouch. Mais geste lacanien aussi, car Lacan n’est-il pas celui qui, sans cesse, a pratiqué l’« épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité » ?
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Mexico
Séminaire du 26 et 27 octobre 2018
En quoi les Aveux de la Chair ne peuvent être ignorés.
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Séance du samedi 27 octobre 2018 –
Séance 3
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Clément d’Alexandrie (IIe siècle) et le rapport sexuel –
Comme annoncé, après une présentation de la méthode généalogique de Foucault, je propose maintenant de reprendre son analyse du rapport sexuel selon Clément d’Alexandrie. C’est donc sa lecture du texte de Clément que je vous soumets. On y voit à l’œuvre la problématisation que Foucault pose dans sa construction de l’édifice généalogique historique et critique des Aveux.
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Les aveux de la chair se divise en trois parties : la première intitulée [« La formation d’une
expérience nouvelle »], la deuxième [« Être vierge »], la troisième « Être marié ».
La première partie intitulée [« La formation d’une expérience nouvelle »] comporte trois sous parties: 1. Création et procréation; 2. Le baptême laborieux; 3. La seconde pénitence ; 4. L’art des arts.
Dans Création, procréation, Foucault décrit le tournant qui se produit avec Clément d’Alexandrie au IIe siècle (150-215). Celui-ci met en relation la pratique sexuelle avec le mariage. Jusque-là, les aphrodisia en étaient séparés. Avec Clément, (Diapo 1):
La question des rapports sexuels, des aphrodisia est maintenant fortement subordonnée à la question du mariage ; elle a même à ce point perdu son indépendance que le terme d’aphrodisia n’apparaît plus dans ce texte de Clément. (A, 22)
Cette mise en relation ne va pas sans la mise en place d’un lien entre le rapport sexuel et le Logos : « Le Kairos du rapport sexuel se définit par le lien de celui-ci au Logos. »(A, 23)
Avec Clément, le rapport sexuel est en relation avec divers termes : relations sexuelles, mariage et progéniture. Ce point n’est pas nouveau (Diapo 2):
On la trouve chez les philosophes, soit sous la forme d’un lien entre trois termes – pas de relations sexuelles hors du mariage et pas de mariage qui ne trouve sa fin dans sa progéniture -, soit sous la forme d’une condamnation directe de tout rapport sexuel qui n’aurait pas pour objet la procréation. (A, 24)
Le rapport sexuel a un objectif et une fin (Diapo 3) :
L’objectif (skopos) du rapport sexuel serait dans l’existence de la progéniture ; la fin (telos) serait dans le rapport positif à cette progéniture, dans l’accomplissement qu’elle constitue. (A, 24)
Clément donne une fonction utilitaire aux relations sexuelles. Elles ont pour but la constitution d’une progéniture. Mais il n’en reste pas là. Importe la fin plus que l’objectif (Diapo 4):
Ce qui importe [à Clément] est leur fin : « (Le semeur) ne plante qu’à « cause de lui- même. L’homme, quant à lui, doit planter « à cause de Dieu » ». (…) L’acte de (pro)création doit être fait « à cause » de Dieu dans la mesure d’abord où c’est Dieu qui la prescrit en disant « Multipliez-vous », mais aussi parce qu’en procréant, l’homme est « image de Dieu », et il « collabore » pour sa part, « à la naissance de l’homme. » (A, 25-26)
Apparaissent ici trois propositions : Dieu est la cause du rapport sexuel (« L’homme doit planter à cause de Dieu ») ; ce rapport est prescrit par lui (« Multipliez-vous. »); l’homme est à l’image de Dieu, puisqu’il collabore à son œuvre en participant à sa propre naissance. Selon Clément, le rapport sexuel non seulement existe, mais il est une prescription de Dieu qui en est cause. Avec lui, l’homme se met à l’image de Dieu.
Deux remarques :
1/S’il n’y a pas de rapport sexuel, tout l’appareillage de l’image de Dieu et de la collaboration de l’homme à sa propre naissance tombe. Plus besoin de Dieu dans le champ du rapport sexuel. Affirmer l’inexistence de ce rapport suppose l’inexistence de Dieu en tant que prescripteur de ce rapport, et de l’homme comme son image. Disparaît la collaboration de l’homme avec Dieu dans sa propre naissance.
2/ Dès le IIe siècle, dans la généalogie du sujet du désir, apparaît qu’un tel rapport est ordonné par Dieu comme cause. Avec Clément, les relations sexuelles sont l’affaire de Dieu. Elles ont un lieu, le mariage, et un objectif, la procréation.
Clément reprend à son compte une réglementation des rapports sexuels issue de la sagesse stoïcienne et platonicienne. Je cite Foucault (Diapo 5):
Il les a repensées et intégrées à l’intérieur d’une conception qu’il a soin de rappeler, en quelques phrases, au début de ce chapitre et qui met en jeu, dans la procréation, les rapports de l’homme à son Créateur, de Dieu à ses créatures. (A, 28)
Clément avance qu’observer les lois de la nature, c’est suivre l’enseignement des lois duLogos, c’est à dire suivre les commandements que Dieu nous donne. Tel est le cas du rapport sexuel. Un tel rapport se donne comme répondant à la nature. Il est l’accomplissement de la pédagogie de Dieu. Cette pédagogie s’exerce dans trois domaines :1/ l’organisation des corps comme sexués 2/ les règles de la raison humaine 3/ l’enseignement des philosophes et les mots de l’Écriture. Pratiquer l’acte sexuel revient à suivre cette pédagogie de Dieu, l’enseignement du Logos qui établit le rapport entre l’homme et Dieu. L’obéissance à cet enseignement peut donner au rapport conjugal procréateur la valeur d’une «synergie» à Dieu. Corps sexués, raison humaine et enseignement des philosophes convergent en obéissant à Dieu. Dieu est pédagogue. Par son Logos, il enseigne à l’homme les façons qu’il doit faire siennes pour respecter la synergie avec lui. Le rapport sexuel n’est plus seulement un rapport avec un partenaire sexuel. Selon ses modes, il sera rapport du sujet respectueux du Logos avec Dieu.
La nature enseigne une triple logique : celle de la nature animale qui est la nôtre, puis celle de la nature humaine et du rapport de l’âme raisonnable au corps, enfin celle de la Création et du rapport au Créateur. Obéir à ces trois logiques règle en dernier ressort le rapport sexuel sur la Création et le Créateur.
Dans le domaine animal, la hyène possède une cavité coupée de la génération. Elle s’ouvre à la possibilité de rapports sexuels contre nature, sans autre finalité que la lascivité. D’où le caractère blâmable de cette activité coupée de la reproduction. La cavité comme organe excédentaire permet à la hyène d’avoir des activités « pour rien ». De son côté, le lièvre se caractérise sexuel par le débordement de son comportement pour la fécondation.
Foucault remarque que Clément se comporte comme un naturaliste en éliminant tout ce qui concerne l’être social de l’homme et en plaçant de façon prédominante les pratiques sexuelles sous le signe de la nature. Foucault résume le propos de Clément (Diapo 6):
- a) La nature indique qu’il doit y avoir coextension exacte entre l’intention procréatrice et l’acte sexuel.
- b) Par les jeux de la contre-nature qu’elle organise elle-même, la nature montre que ce principe de coextension est un fait que l’on peut lire dans l’anatomie des bêtes et une exigence qui condamne ceux qui y échappent.
- c) Ce principe interdit donc, d’une part tout acte qui se ferait hors des organes de la fécondation – « principe de l’hyène » – et, d’autre part, tout acte qui viendrait se surajouter à la fécondation accomplie – « principe du lièvre » (A, 33-34).
L’originalité de Clément est là : établir de façon véritable le livre de la nature comme Logosoù l’homme se laisse enseigner pour fonder son rapport à Dieu.
Cependant, l’homme n’est pas « pur animal ». Il a une « âme raisonnable ». Celle-ci est supérieure à « son animalité (son corps, son ventre) ». Cette âme a une fonction de régulation de cette animalité. Elle la tempère en la maintenant dans une certaine forme de réserve (Diapo 7) :
Cette réserve est donc la règle qui doit présider à l’exercice de la maîtrise de l’âme sur le corps. En quoi consiste cette maîtrise ? « à faire dans l’ordre des unions légitimes cela seulement qui convient, qui est utile et qui a de la décence. » (A, 36)
Tout resterait pareil pour l’homme puisque sa nature est animale, mais comme il a une âme, il contrôle son corps. Tout en restant dans le respect de la nature, cette âme fait que le vocabulaire change. L’obéissance au Logos donne à l’âme sa supériorité sur le corps.
Quelles formes peut prendre cette réserve qui manifeste la maîtrise de la raison sur les appétits du corps ? Clément en donne quatre principales qui sont autant de délimitations ou restrictions (Diapo 8):
a) La première délimite les rapports sexuels à la femme avec laquelle on est lié par le mariage. Platon l’a dit « ne pas labourer dans n’importe quel champ féminin ». Clément y voit l’assurance que la semence (…) n’aille pas se perdre dans quelque lieu sans honneur. C’est une certaine valeur de la semence en elle-même, avec ce qu’elle contient et ce qu’elle promet (la procréation), avec ce qu’elle appelle de synergie entre Dieu et l’homme pour parvenir à sa fin naturelle, qui rend illégitime et « injuste » de la confier à toute autre qu’à l’épouse à laquelle on est uni (A,37).
La semence doit arriver à son réceptacle véritable, faute de quoi elle est illégitime et injuste parce qu’elle échappe alors à la synergie de l’homme avec Dieu.
Deuxième délimitation due à l’âme (Diapo 9):
b) Autre principe de restriction : l’abstinence de rapports sexuels pendant les règles « Il n’est pas conforme à la raison de souiller avec les impuretés du corps la partie la plus féconde du sperme, qui peut bientôt devenir un être humain, de le noyer dans l’écoulement trouble et impur de la matière : c’est le germe possible d’une heureuse naissance, qui est ainsi dérobé aux sillons de la matrice. » (A, 37)
Comme le sperme est destiné à la procréation, tout ce qui le met en contact avec de la substance impure nuit à son but qui est la procréation.
Troisième restriction (Diapo 10):
c) L’interdiction des rapports pendant la grossesse constitue la réciproque du principe précédent : il faut protéger la matrice une fois qu’elle a accueilli la semence et qu’elle a entrepris son labeur. Vide, la matrice souhaite procréer, elle cherche à accueillir la semence et l’accouplement ne peut alors être considéré comme une faute puisqu’il répond à ce légitime désir. « Tout moment n’est pas favorable à la semence projetée dans l’utérus par les rapprochements sexuels », c’est au moment où cesse l’écoulement menstruel et où la matrice se trouve vide que « les femmes sont portées à l’acte vénérien et le désirent. » (A, 38)
Principe du vide et du plein. Vide, la matrice pousse à l’acte de procréation. Pleine, la matrice doit être protégée de façon à accomplir son office de génération. Il y a donc des moments où l’acte sexuel peut avoir lieu. Et d’autres où ce n’est plus le cas.
Quatrième restriction enfin (Diapo 11):d) Qu’en est-il du côté de l’homme ?
Si le corps est si violemment secoué dans l’émission de semence, c’est que se trouve détachée de lui et projetée une substance qui contient en elle-même les raisons matérielles qui permettront de faire un autre homme semblable à celui dont elle vient. (A, 40)
Clément évoque clairement la « collaboration » de Dieu dans l’œuvre de chair purement masculine qu’est l’émission de semence. La restriction porte sur le fait de ne pas abuser de cette émission qui peut être coûteuse pour le corps, mais nuire également à la synergie de l’acte avec Dieu.
Ces quatre restrictions : limiter le rapport sexuel au mariage, l’abstinence pendant les règles et pendant la grossesse, la limitation de l’émission de semence, vont être à l’origine d’une série de prescriptions. Certaines interdisent l’avortement, d’autres recommandent de n’avoir pas de rapports sexuels dans la journée, en sortant de l’église ou d’une réunion, ou lors de la prière, mais seulement le soir. Elles empêchent de traiter sa femme en « prostituée » et proscrivent le mariage des jeunes gens et des vieillards. Ces prescriptions forment un code de tempérance dont Clément dresse les principes (Diapo 12) :
L’homme doit rester maître de ses désirs, ne pas se laisser emporter par leur violence, ne pas se livrer, sans contrôle de la raison, aux impulsions du corps. (A, 40)
Clément avance au sujet des rapports sexuels la notion de temporalité : il y a un bon moment pour eux. C’est le moment où s’ouvre la synergie entre l’homme et Dieu. Ce moment suppose que la semence trouve le bon réceptacle qui va entraîner la fécondation. Il faut que ce réceptacle ne soit pas entaché d’impuretés et soit disponible. La fécondation aboutit à la fabrication de l’homme par un homme selon les lois du Logos. C’est la création conforme à la visée du Créateur. Le rapport sexuel se double d’un rapport à Dieu. L’homme collabore à ce moment avec le Créateur dans la fabrication de l‘homme. Tout ce qui, dans les pratiques sexuelles, sort de cette finalité est illégitime et injuste.
L’obéissance au Logos n’est pas seulement un moyen d’entrer en synergie avec Dieu mais elle est aussi, par la pureté qu’elle suppose, ouverture à la vie éternelle (Diapo 13) :
Le corps intempérant pourrira parce que Dieu, en l’abandonnant, le laisse à l’état de cadavre, alors que celui qui reste tempérant se revêtira d’une « incorruptibilité », celle duLogos qui habite en lui, et qui le fera accéder à la vie éternelle (A, 43).
Il y a là l’idée d’un échange du style donnant-donnant, qui se dirait ainsi : « Je te donne mon obéissance et sacrifie à la pureté, et en échange, tu me donnes la vie éternelle. » L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de donner au corps une fonction particulière (diapo 14):
Il y a dans cette conception de la « tempérance » chez Clément plus que la seule exigence d’un équilibre bien maîtrisé entre le corps et la raison. Mais ce n’est pas non plus, à la manière dualiste, un refus radical du corps comme principe substantiel du mal. Il s’agit non d’un emprisonnement, mais d’une habitation du Logos dans le corps et la « tempérance » consiste à faire en sorte que ce corps devienne ou reste le « temple de Dieu » et que ses membres soient et demeurent les « membres du Christ » (A, 43).
Le corps n’est pas le lieu des désirs à assouvir. Il est le lieu d’un usage adéquat à sa fonction. Il doit devenir ou rester le « temple de Dieu ». Les détenteurs de ce corps sont et demeurent les « membres du Christ. » Le corps est l’objet de l’enjeu décisif qui fera que l’on rejoindra – ou pas – la société des « membres du Christ » (Diapo 15) :
La tempérance n’est pas un arrachement au corps, mais mouvement du Logos incorruptible dans le corps même, mouvement qui le conduit jusqu’en cette autre vie où là, et là seulement, pourra être menée la vie angélique, où la chair entièrement purifiée ne connaîtra plus la différence des sexes et les rapports qui les unissent (A, 43).
La tempérance est une opération par laquelle le rapport sexuel vise à la purification de la chair. La visée est l’accès à une « autre vie » qui ouvrira à la vie évangélique. La chair purifiée « ne connaîtra plus la différence des sexes et les rapports qui les unissent. » C’est dire combien la tempérance est une nécessité pour parvenir à la vie évangélique. Dans une telle vie, le rapport sexuel disparaît au profit d’une vie où il n’aura plus lieu d’être puisqu’alors, il n’y aura plus de différence des sexes ni de rapport sexuel. La purification de la chair ainsi visée permet d’accéder à la vie évangélique qui est une vie sans rapport sexuel.
Ce point relève du plus grand intérêt en ce qui nous concerne (Diapo 16) :
[C’est là] l’idée qu’à partir du mariage qui est la loi de ce monde-ci, l’abandon des œuvres de chair et l’incorruptibilité dont nous nous revêtons ainsi nous permettent de « poursuivre une vie à la mesure même des anges. » (A, 43)
Foucault constate que ces thèmes de la purification et de l’incorruptibilité, qui se développent au IIe et surtout au IVe siècle, prendront une importance croissante– en particulier sous l’influence de l’ascétisme monastique : thème de la pureté rigoureuse de la pensée et thème de la virginité de cœur comme conditions de la vie angélique (A, 44).
Avoir une relation sexuelle ne constitue pas le péché. C’est le fait de ne pas l’avoir au bon moment, « lorsque cela convenait ». Ainsi, Adam et Eve se sont-ils unis trop jeunes contre les ordres qui leur avaient été donnés : « Ils ont, en somme, enfreint l’économie de kairos, et ignoré la loi du temps. » (A, 45-46).
Clément a construit, souligne Foucault, une éthique du mariage et une économie détaillée des rapports sexuels. Il a défini un régime sexuel du mariage lui-même. De ses prescriptions, il donne une signification religieuse en les intégrant dans sa conception duLogos. Il a, en prenant appui sur un code constitué, construit « une pensée et une morale chrétiennes des rapports sexuels, montrant par là qu’il y en avait plus d’une qui était possible. » (A, 48)
De la lecture foucaldienne de textes de Clément, il ressort que les prescriptions et le code de tempérance répondent bien à un souci d’inscrire les relations sexuelles dans une dimension éthique où se met en place un encadrement de ces pratiques orientées vers l’accès à la vie évangélique. Le christianisme de Clément est un christianisme hellénisant, stoïcisant, porté à « naturaliser » l’éthique des rapports sexuels qui tranchera avec celui à venir de Saint Augustin « plus austère, plus pessimiste, ne pensant la nature humaine qu’à travers la chute (nous reviendrons sur cette chute), et affectant par conséquent les rapports sexuels d’un indice négatif. » (A, 49)
Foucault souligne qu’avec Clément, se construit « une forme de la subjectivité » qui répondra aux critères suivants (Diapo 17) :
exercice de soi sur soi, connaissance de soi par soi, constitution de soi-même comme objet d’investigation et de discours, libération, purification de soi-même et salut à travers de opérations qui portent la lumière jusqu’au fond de soi, et conduisent les plus profonds secrets jusqu’à la lumière de la manifestation rédemptrice (A, 50).
Avec Clément, poursuit Foucault, « c’est une forme d’expérience – entendue à la fois comme mode de présence à soi et schéma de transformation de soi – qui s’est élaborée alors ». Il montre que l’apport de Clément réside dans le « rapport fondamental à la chair qui traverse la vie tout entière et sous-tend les règles qu’on lui impose. » (A, 50)
Ainsi, nous sommes partis du rapport sexuel, et avec son analyse critique, Foucault nous a mené au problème de la chair comme pivot de l’apport de Clément. Il donne de la chair cette définition (Diapo 18):
La « chair » (entre guillemets) est à comprendre comme un mode d’expérience, c’est-à-dire comme un mode de connaissance et de transformation de soi par soi, en fonction d’un certain rapport entre annulation du mal et manifestation de la vérité. (A, 51)
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Mexico
Séminaire du 26 et du 27 octobre 2018
En quoi les Aveux de la Chair ne peuvent être ignorés.
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Séance du samedi 27 octobre –
Séance 4
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Saint Augustin et la libido.
Nous arrivons à la quatrième séance de ce séminaire. Je vous présenterai maintenant quelques extraits de la partie du livre consacrée à Saint Augustin (IVe siècle, 13/11/354- 28/08/430), celles qui portent sur le sujet du désir, la libido, la volonté et l’acte.
Autant avec Clément, Dieu intervenait dans les relations sexuelles de sorte que le sujet se constituait en se conformant aux prescriptions du Logos, autant avec Augustin, la donne change. Selon Foucault, il introduit un élément nouveau : le sujet de désir.
Avant Augustin, les exégètes chrétiens avaient nié qu’il y ait eu des rapports sexuels au paradis. Au IVe siècle, Augustin « va faire remonter, sinon la conjonction sexuelle du moins sa possibilité légitime, du monde déchu (celui qui commence après qu’Adam et Ève aient été chassés du Paradis) jusqu’à l’existence paradisiaque » (A, 296). Il introduit le rapport sexuel dans la vie paradisiaque. La relation conjugale a, de ce fait, une métahistoire qu’Augustin situe au paradis. Pour étayer cette hypothèse, il lui faut poser que ce rapport est alors « dégagé de tout ce qui en lui peut constituer les stigmates de l’existence déchue ». (A, 296)
Augustin va avoir recours à une série de notions où celle de libido occupe une place de choix. La libido désigne de façon générale la concupiscence. Comment Augustin décrit le paroxysme sexuel ? Il le fait en le décomposant en trois points : « une secousse physique du corps qu’on ne peut maîtriser, un ébranlement de l’âme qui est emportée malgré elle par le plaisir, une éclipse finale de la pensée qui semble l’approcher de la mort (A, 325). » Un tel paroxysme est marqué par l’absence de maîtrise tant du corps, de l’âme que de la pensée. Foucault cite Saint Augustin (Diapo 1) :
Le désir (libido) par lequel sont excitées « les parties honteuses du corps » ne se contente pas « de s’emparer du corps tout entier, extérieurement et intérieurement ; il secoue l’homme tout entier, unissant et mêlant les passions de l’âme et les appétits charnels pour amener cette volupté, la plus grande de toutes celles du corps ; de sorte qu’au moment où elle arrive à son comble toute l’acuité et ce qu’on pourrait appeler la vigilance de la pensée sont presque anéanties. » (A, 326)
Tant qu’il se déroule dans la conjugalité, l’acte sexuel reste innocent. Il relève de la volonté de l’homme même si son appétit est l’œuvre du Créateur. Si cet appétit tombe dans l’excès, c’est-à-dire quand la volonté est mauvaise, alors on peut parler du mal. C’est cet excès qui est condamnable. Il y a donc une limite au-delà de laquelle l’acte sexuel d’innocent devient faute. S’il excède cette limite, « il n’appartient plus à la raison, mais à la concupiscence (libido). » (A, 328) (Diapo 2):
On peut donc supposer que le mal commence avec l’excès : qu’avant cette limite, il n’y a pas encore de libido, et donc qu’il peut y avoir une naturalité qui, lorsqu’elle reste non excessive, ne peut être dite mauvaise. (A, 328)
La libido est la part mauvaise de l’appétit sexuel lorsqu’il dépasse la limite de la nécessité qui, elle, doit s’inscrire dans le mariage.
Augustin va prendre ses distances avec les approches qu’il avait faites siennes au départ. Clément d’Alexandrie avait donné une grande importance à la tempérance qui régulait l’excès, et à la pureté qui chassait l’impureté. Les règles de conduite qui en découlaient lui venaient en droit fil des catégories fondamentales de l’Antiquité et du christianisme primitif.
Augustin va « définir à l’intérieur de l’acte sexuel une ligne de partage antérieure à l’excès, qui puisse marquer le mal qui [lui] est inhérent. » (A, 329) Il définit ainsi une « théorie de la concupiscence » – de la libido – comme élément structural interne de l’acte sexuel (A, 329). Dans la métahistoire de cet acte, dans la vie paradisiaque, il introduit une « libidinisation » du sexe du fait de cette ligne de partage inhérente à l’acte.
La conséquence de ce changement est l’esquisse d’une « morale de la conduite sexuelle qui ne sera plus polarisée par le thème de la virginité et de la continence, mais centrée sur le mariage et les rapports obligatoires qu’il comporte » (A, 329). En mettant l’accent sur les notions de consentement et d’usage, Augustin s’écartera des thèmes de l’impureté et de l’excès en mettant en jeu, c’est là sa nouveauté, des « modèles juridiques » (A, 329).
Il pose donc qu’il y a eu des rapports sexuels au paradis. Il imagine leur usage au paradis sous quatre formes qu’il analyse une à une (Diapo 3) :
1/ Les humains cédant à leur désir chaque fois qu’il se présente – ce qui est exclu, car ce serait faire des créatures de Dieu des esclaves ;
2/ les humains réfrénant leurs envies et les combattant jusqu’au moment convenable – ce qui est également incompatible avec le bonheur paradisiaque ;
3/ les humains, au moment nécessaire, au gré de leur volonté et selon les prévisions d’une juste prudence, faisant surgir le désir-libido qui porte au rapport sexuel et l’accompagne ; 4/ enfin les humains, en l’absence totale de libido, faisant obéir sans difficulté les organes de la génération, comme n’importe quel autre membre du corps, aux ordres de la volonté (A, 330).
Foucault résume : « Le rapport sexuel au paradis est donc défini de préférence par Augustin comme un acte d’où la libido est exclue au moins avec ce qu’elle comporte de force contraignante. » (A, 330)
C’est là qu’intervient la volonté. Le rapport paradisiaque est « un acte dont tous les éléments sont placés sous le contrôle exact et sans défaillance de la volonté » (A, 330). Apparaît un sujet qui n’est plus le sujet obéissant de Clément mais un sujet volontaire (Diapo 4) :
Tout ce qui se passe, l’homme pouvait le vouloir, et en effet le voulait. Le rapport sexuel sans libido est intégralement habité par le sujet volontaire (A, 331). […] L’homme, dans la conjonction sexuelle du paradis, [nous l’imaginons] comme un artisan réfléchi qui sait se servir de ses mains. Ars sexualis. Le sexe paradisiaque était docile et raisonnable à la manière des doigts de la main (A, 331-332).
Le sujet volontaire fait le rapport. Il se sert de son sexe comme le ferait l’artisan avec ses doigts. Augustin admet à l’origine « une activité sexuelle qui aurait pu être déclenchée ou interrompue à volonté, qui n’aurait donc pas échappé aux ordres qui lui auraient été donnés par la raison, mais qui, dans ce cadre, aurait pu avoir un déroulement propre. » (A, 332) Si, avant la chute, donc durant la vie paradisiaque, il a pu y avoir des « mouvements charnels », ceux-ci étaient soumis à l’emprise de la volonté (A, 333).
Dans son commentaire, Foucault introduit progressivement de nouveaux termes portant sur le rapport sexuel : le sujet de désir, la libido comme concupiscence, le rapport sexuel comme acte dont la libido est exclue au paradis, et maintenant, la volonté du sujet qui contrôle le sexe paradisiaque.
Il faut admettre que, durant la vie paradisiaque, il y a eu rapport sexuel. Mais que signifie le contrôle de la volonté sur cet acte ? (Diapo 5) :
Qu’il se soit agi d’un geste volontaire ou d’un « mouvement charnel » contrôlé par la volonté, de toutes façons les rapports sexuels ne comportaient pas, à la Création, cette secousse qui aujourd’hui emporte le corps et l’âme, caractérisant leur actuelle « libido ». (A, 333)
Au paradis, le rapport sexuel n’est pas le même que celui que nous connaissons sur terre. C’est un rapport sans cette secousse physique du corps qu’on ne peut maîtriser, sans ébranlement de l’âme emportée malgré elle par le plaisir, sans éclipse finale de la pensée (Diapo 6) :
[Cette secousse du rapport au paradis] consiste non point en quelque impureté substantielle, non point en une certaine exagération de leur violence, mais très précisément dans la forme involontaire du mouvement. Le point décisif, celui qui sépare, en ce qui concerne les rapports sexuels, la Création de la chute, et par où, par conséquent, devra passer la ligne de partage moral, c’est donc celui où l’involontaire fait irruption au lieu et place du volontaire (A,333).
Comment le rapport sexuel peut-il être volontaire et involontaire? Si, dans la vie paradisiaque, il y a rapport sexuel et que ce rapport est le fait de la volonté, qu’il relève d’un sujet volontaire, il va se produire un mouvement de bascule où l’involontaire surgit dans le volontaire. Dit autrement, la secousse du rapport sexuel au paradis se produit « dans la forme involontaire du mouvement ». Le sujet désire l’acte, sa volonté le porte à l’acte. Mais dès qu’il y a mise en mouvement de cet acte, ce mouvement échappe à la volonté. L’impureté intrinsèque à l’acte s’efface, le mouvement échappant à la volonté du sujet. Il convient alors de distinguer le sujet du désir et le mouvement de l’acte. Le premier, tel l’artisan, se mobilise pour fabriquer son objet, le second est involontaire. Le mouvement de l’acte sexuel échappe à tout contrôle de la volonté. Avec le rapport sexuel dans la vie paradisiaque, la volonté qui contrôle l’acte cède la place au mouvement de l’acte qui, par lui-même, est involontaire.
Qu’est-ce qui a provoqué la chute ? Quelle est la faute commise par Adam et Ève qui a amené Dieu à les chasser du paradis ? Foucault commente : « Légère était l’obligation que Dieu avait imposée aux hommes en leur interdisant le fruit. D’autant plus grave par conséquent leur révolte. » (A, 333) Comment comprendre leur faute ? Faut-il admettre qu’ils ont eu un rapport sexuel avec libido ? Et que ce serait là leur révolte ?
En enfreignant l’interdit de Dieu, les premiers hommes lui ont désobéi. Ils se sont révoltés contre lui. En réaction, Dieu a adapté son châtiment aux capacités et aux forces de l’homme (Diapo 7) :
Il a fait en sorte qu’elle soit la reproduction en l’homme de la désobéissance qui avait dressé l’homme contre lui. Le châtiment-conséquence de la faute ne s’inscrit pas entre l’âme et le corps, entre la matière et l’esprit, mais dans le sujet lui-même désormais en lutte contre soi (corps et âme compris). (A, 334)
Si, dans la vie paradisiaque, le sujet volontaire était un, par son action artisanale, après la faute, le voici divisé. Sa structure qui était jusque-là « volonté de soi sur soi » (A, 333) se clive par intériorisation contre lui-même de sa désobéissance initiale contre Dieu. Émerge un nouveau sujet divisé par cette scission qui le traverse et qui le transforme. Désormais, après la chute, il aura affaire dans lui à une révolte de soi contre soi (Diapo 8) :
L’homme déchu n’est pas tombé sous une loi ou une force qui le subjuguent entièrement ; une scission marque sa propre volonté qui se divise, se retourne contre soi et échappe à ce qu’elle peut vouloir. (A, 334)
Après sa révolte contre Dieu, le sujet volontaire voit sa volonté se retourner contre l’homme maintenant déchu : « La révolte en l’homme reproduit la révolte contre Dieu. » (A, 334). C’est le principe chez Augustin de l’inobedentia reciproca, de la désobéissance en retour. Augustin produit un sujet divisé, après la chute, par la scission interne qui s’est produite dans sa volonté qui n’est plus volonté de soi sur soi, mais volonté de soi contre soi.
La conséquence ne se fait pas attendre pour l’homme déchu (Diapo 9) :
Sous le régime de la grâce, l’inattention du regard et l’usage volontaire du sexe étaient liés, faisant que celui-ci était visible sans risque jamais d’être nu. La chute, en revanche, lie l’attention des yeux et l’involontaire du mouvement, faisant que le sexe est nu, mais avec une telle honte, un tel sentiment d’humiliation après un orgueil si trompeur qu’on cherche à le rendre, lui, signe et effet de la révolte, physiquement invisible. D’un mot, le sexe « surgit », dressé dans son insurrection et offert au regard. Il est pour l’homme ce que l’homme est pour Dieu : un rebelle. (A, 336)
Avec la chute, l’usage innocent du sexe s’est modifié. Ce qui surgit alors, pour ce qui concerne l’homme, est son érection. Soit « la forme involontaire d’un mouvement qui fait du sexe le sujet d’une insurrection et l’objet du regard » (A, 337). Foucault écrit : « Visible et imprévisible érection. » Le caractère volontaire de l’acte du sujet de désir avant la chute laisse la place au surgissement phallique lié au mouvement involontaire qui caractérise désormais cet acte (Diapo 10) :
À ce mouvement ou, plus exactement : à sa forme et à sa force involontaires –, Augustin donne le nom de libido. C’est elle qui marque ce qu’il y a de spécifique dans les actes sexuels de l’homme déchu ; ou, en utilisant les mots d’un autre vocabulaire : la libido n’est pas un aspect intrinsèque de l’acte sexuel qui lui serait lié analytiquement. Elle est un élément que la faute, la chute et le principe de « réciprocité de désobéissance » lui ont associé synthétiquement. (A, 338)
Augustin ouvre « un champ d’analyse et en même temps il dessine la possibilité d’un « gouvernement » des conduites sur un tout autre mode que l’alternative entre l’abstention et l’acceptation (plus ou moins volontiers concédée) des rapports sexuels. » (A, 338)
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Dans les Trois essais sur la théorie du sexuel, Freud rédige un rajout en 1915 intitulé : « La théorie de la libido ». Il y distingue deux libidos, la libido-du-moi ou libido narcissique et lalibido d’objet. Comme c’est souvent le cas avec lui, on trouve dans ce texte toute une série de remarques affines. Il soutient par exemple que l’excitation sexuelle ne saurait se limiter aux parties génitales mais qu’elle touche « tous les organes du corps ». La libido du moi s’investit sur des objets sexuels, se fixe sur eux, et passe à d’autres objets. La libido d’objet peut, après investissement, se retirer de l’objet et revenir sur le moi. Elle redevient, alors,libido-du-moi. Freud définit la libido-du-moi comme « le grand réservoir à partir duquel sont envoyés les investissements d’objets et dans lequel ils sont de nouveau rentrés2. » La conception énergétique freudienne de la libido apparaît ici. C’est un réservoir énergétique à l’origine des investissements d’objets qui vont suivre. Elle se double d’une notion de flux qui ne cesse de se déplacer en se répartissant sur tel ou tel objet. De plus, Freud laisse la porte ouverte à une approche quantitative de l’énergie libidinale déjà présente dèsL’Esquisse. Il y a un quantum de libido qui peut varier, écrit-il. Cette approche quantitative n’aura pas de grands lendemains. Hormis Wilhelm Reich, elle sera vite abandonnée.
Dans la séance du 13 mai 1964 du séminaire Les fondements de la psychanalyse, Lacan prend ses distances avec le Freud que nous venons de commenter. Il dit ceci (Diapo 11):
J’annonce tout de suite ce qui sera la pointe, la nouveauté d’une certaine élucidation concernant la façon dont il faut concevoir la libido, en disant : « La libido n’est pas quelque chose de fuyant, de fluide, à savoir se répartir, s’accumuler, tel un magnétisme dans les centres de cristallisation que lui offre le sujet, la libido est à concevoir comme un organe, organe aux deux sens du mot, organe-partie de l’organisme ou organe-instrument. »
C’est là une proposition neuve de Lacan sur la libido. Elle s’éloigne de la conception du flux sexuel énergétique. La voici définie comme organe, c’est-à-dire comme partie du corps et comme instrument. Freud, on l’a vu, n’excluait pas que tous les organes du corps puissent être investis par le flux libidinal. Lacan radicalise cette position en posant que la libido,c’est l’organe.
Si nous nous rappelons le sens de la généalogie tel que Foucault le donne en 1984 dansModifications et dans Prière d’insérer, pour aborder la lecture des Pères de l’Église, il part toujours du présent. Il puise dans son vocabulaire, par exemple, avec son usage du motsoi. Ainsi, il avance que Clément d’Alexandrie construit une forme de subjectivité qui répond à l’exercice de soi sur soi, à la connaissance de soi par soi, et que l’expérience de la sexualité est entendue comme mode de présence à soi et schéma de transformation de soi. Il emploie aussi des expressions puisées dans le registre analytique. Elles résonnent
2 Sigmund Freud, « La théorie de la libido », in Trois essais sur la théorie sexuelle, Œuvres complètes, Tome VI, 1901-1905, Paris, PUF, 2006, p.155-157.
par leur sonorité lacanienne ou freudienne. Dans le dernier chapitre des Aveux, ces termes abondent : sujet du désir, rapport sexuel, libido, acte, division du sujet. Parfois, apparaît un nouveau terme, comme « volonté ». Cet emploi de mots contemporains plongés dans des textes du IIe siècle ou du IVe siècle ne relève pas de l’anachronisme. Il témoigne de l’exercice généalogique en cours. Immerger un terme du XXe siècle dans une période antérieure de dix-sept siècles revient à chercher la source vive de ce terme, le contexte discursif qui l’a engendré, les problématisations à laquelle son usage a répondu, ainsi que son évolution progressive se raccordant aux formes changeantes de la subjectivité du désir correspondante.
Qu’en est-t-il de l’usage du terme de libido ? Si l’on prend en compte la critique que Foucault adresse à Lacan, et pour peu que l’on se réfère aux deux définitions précédemment citées de Freud et de Lacan, il manque à chacune d’elle une analyse critique et historique de type généalogique. Par défaut d’une étude qui permettait d’en situer l’origine à travers l’étude des problématisations qui, depuis les Pères de l’Église, ont concouru à son évolution, la libido perd de sa consistance comme concept. Alors qu’elle semble déterminée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, par la pensée de Freud et par l’usage particulier qu’en fait Lacan, la critique généalogique bouleverse une telle détermination. Dans son analyse des textes d’Augustin, Foucault apporte au concept toute une panoplie d’acceptions oubliées, remontant, dans cette partie des Aveux,au IVe siècle. Leur liste se résume à ceci : la libido comme désir, comme concupiscence ou comme excès du désir sexuel, comme mouvement de la chair se manifestant sous le contrôle de la volonté au paradis, comme mouvement involontaire provoqué par l’attirance sexuelle, comme exclue du rapport sexuel au paradis, comme élément associé à la faute, la chute et au principe de « réciprocité de désobéissance ». La notion de libidone sort pas indemne de cette analyse. Sans le travail généalogique sur la libido dans les textes de Saint Augustin, comme notion analytique, elle ne peut plus être reçue, ni conservée dans son état actuel. Car elle se trouve amputée de ce mouvement qui la porte au moins depuis le IVe siècle jusqu’à aujourd’hui.
L’analyse foucaldienne montre que la libido n’est pas un invariant. Ce n’est pas la profondeur historique du concept que Foucault recherche, mais la démonstration de sa variabilité qui ne cesse d’opérer selon les discours qui ont construit les problématisations à sa source. Ainsi, non seulement la libido se modifie, mais, par cette évolution, elle démontre les transformations concomitantes du sujet du désir qui lui correspond. Une tâche analytique nouvelle se présente à nous qui requiert que, dans un mouvement en retour qui mène des origines jusqu’à aujourd’hui, la libido accueille les acceptions qui lui viennent de l’analyse foucaldienne. Elles lui donneront une assise nouvelle qui sera reçue au sein du champ freudien. Une tâche analogue attend un traitement équivalent de la sexualité, du rapport sexuel, de l’acte, de la chair et de la volonté.
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Mexico
Séminaire du 26 et 27 octobre 2018
En quoi les Aveux de la Chair ne peuvent être ignorés.
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Séance du samedi 27 octobre –
Séance 5
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Saint Augustin et le rapport sexuel
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Comment se manifeste aujourd’hui la libido ? s’interroge Foucault. Elle le fait dans la forme de l’involontaire. Si l’acte sexuel au paradis sollicitait le sujet volontaire, le mouvement de l’acte était involontaire. Ceci suppose que l’involontaire survient sous forme d’un supplément au vouloir.
Augustin analyse ce « stigmate de l’involontaire dans l’acte sexuel » (A, 339). Il se situe maintenant dans la période d’après la faute, d’après la révolte, d’après la chute. Chez l’homme, il se manifeste sur le mode des défaillances inopportunes ou par des mouvements inconvenants. Ainsi, le sexe rebelle se caractérise par une «brusque irruption ». (Diapo 1) :
L’involontaire du sexe déchu, c’est l’érection, mais c’est également l’impuissance. […] Parfois cette émotion se produit importunément sans qu’on le veuille. Parfois elle trompe l’ardeur du désir : l’âme brûle de convoitise, le corps reste glacé (A, 339).
Ainsi, « la passion de jouir » qui caractérise l’acte sexuel peut être prise en défaut. Augustin, souligne Foucault, utilise à cet endroit une remarquable formule : « La libido estsui juris » (la libido est selon son droit). Dans l’acte d’après la chute, l’acte sexuel est placé non seulement sous le régime de l’involontaire (l’âme brûle, le corps reste glacé), mais aussi sous le régime de son indépendance vis-à-vis de la volonté. La libido relève de son droit propre. On aura beau faire, se montrer juste et raisonnable, scrupuleux du respect de la loi de Dieu, rien n’empêchera que, lorsque la conjonction des sexes se produira, elle engendrera « des secousses dont on n’est pas maître » (A, 340). Cette absence de maîtrise lors du paroxysme sexuel marque « l’indéracinable présence de la libido dans l’être humain » (A, 340) (Diapo 2) :
Aucune intention droite, aucune volonté légitime ne peut rompre, en ce monde, le lien noué entre [la libido] et l’usage des organes sexuels (A, 340).
Si la théorie permet de faire une distinction entre la conjonction sexuelle et le mouvement de la libido, cette distinction cède dans l’acte dès lors que l’acte échappe à la volonté dans la pratique. On ne peut que saluer la pertinence de l’analyse d’Augustin sur l’érection ou l’impuissance pour peu que l’on prenne en compte son insistance à souligner que, dans tout acte, quelque chose opère en dehors de la catégorie du sujet volontaire.
Si la libido est sui juris, natura, elle relève d’une « nature étrangère au sujet lui-même ». Elle s’impose à ce sujet comme un élément extérieur. De là, l’idée que la chute a « en quelque sorte dépossédé le sujet de sa propre chair, au point qu’elle (la chair) agirait sans lui. »
Une interrogation (Diapo 3) :
Faut-il considérer que la libido est hors sujet ? […] Si elle est sui juris, comment cette naturapeut-elle être imputée au sujet (A, 341) ?
Augustin étudie le rapport de la libido à l’âme. Il répond dans un premier temps en posant que c’est dans le corps que réside le point d’origine des mouvements de la concupiscence : « Leur caractère involontaire est lié au fait qu’ils sont charnels » (A, 341). Ensuite, c’est dans l’âme elle-même qu’il place « le principe de la concupiscence et le point de départ de l’involontaire qui la traverse ». Augustin avance qu’il ne saurait y avoir de faute « sans une volonté mauvaise. » Or, (Diapo 4) :
Cette volonté, source de tout péché, origine de la première faute et donc de la chute, consiste en un mouvement de l’âme qui, se détournant de Dieu, s’attache à elle-même et s’y complaît. C’est ce mouvement, librement effectué par les deux premiers humains, qui a introduit dans le monde la concupiscence et ses mouvements involontaires. La nature humaine est ainsi dépravée. (A, 341)
Du fait de la création, c’est à Dieu que l’homme doit de ne pas être rien. En se détournant de la volonté de Dieu, il se détourne de cela même qui le fait être. Il faut donc voir dans la nature dépravée de l’homme non pas une altération de ce que Dieu a fait, mais « la déchéance de l’être qu’on tient de lui, et qui se marque de plus en plus à mesure qu’on l’abandonne pour se complaire à soi-même (A, 342). » Ainsi, (Diapo 5) :
En se détournant de Dieu, et en refusant de lui obéir (la révolte de l’homme rebelle), l’homme pensait se rendre maître de lui-même : il croyait affranchir son être. Il ne fait que déchoir d’un être qui ne se soutient que de la volonté de Dieu (A, 342).
L’affaire se joue au niveau de deux volontés : la volonté de l’homme rebelle qui cherche à s’affranchir de Dieu, et celle de Dieu qui constitue l’homme dans son être. En s’émancipant de la volonté de Dieu, l’homme déchoit. Telle est la chute. En voulant accéder à son être propre, en se libérant de la volonté divine, il tombe. (Diapo 6) :
L’involontaire de la concupiscence n’est pas à penser comme une nature s’opposant au sujet, ou l’enfermant, ou l’entraînant vers le bas. Ce n’est pas le corps affranchi de tout contrôle et échappant à l’âme, c’est avant tout le moindre être, le manque d’être du sujet dont la volonté se trouve vouloir le contraire de ce qu’elle voulait. (A, 432-343)
La volonté qui voulait être elle-même et par elle-même se retourne contre soi. Elle se dissocie. Elle veut contre elle-même plus d’être pour au bout du compte en obtenir moins. En voulant être soi-même, elle n’acquiert qu’un manque d’être.
Ce n’est donc pas une volonté extérieure au sujet qui est à l’œuvre dans la révolte qui ferait jouer à l’homme ses lois propres contre les lois divines. C’est plutôt « une scission qui, partageant tout le sujet, lui fait vouloir ce qu’il ne veut pas (A, 343). » La conséquence est inévitable : « L’homme destin, s’il avait obéi, à jouir d’une chair spirituelle, a vu son esprit lui-même devenir charnel (A, 343). » (Diapo 7) :
Au lieu de devenir pleinement son maître, entrant en désaccord avec lui-même, il subit une dure et misérable servitude sous les ordres de celui à qui il avait obéi en péchant, bien loin d’acquérir la liberté qu’il avait désirée. De son plein gré, il mourut dans son esprit : il mourra malgré lui dans son corps. (A, 343)
La ligne de partage qui sépare le volontaire de l’involontaire ne s’effectue pas entre l’âme et le corps, ou entre la nature et le sujet : « C’est à l’intérieur du sujet que, dès l’origine, elle est passée ». La scission interne au sujet ne doit pas se comprendre comme la division existant à l’intérieur d’un même territoire en deux régions différentes. Foucault propose cette formule : « Il s’agit d’une volonté dont l’écart volontaire par rapport à ce qui la maintient dans l’être la laisse exister dans ce qui tend à l’anéantir – l’involontaire » (A, 343). Cherchant à se renforcer comme volonté propre et donc à fortifier le sujet dans son être, la volonté s’en éloigne, produit un écart volontaire vis-à-vis de sa visée et engage le sujet dans une déperdition de son être, puisqu’il s’éloigne de Dieu. Ce mouvement ouvre le champ à ce qui l’anéantit comme sujet, soit l’involontaire. Comme le clivage du sujet lui est interne, le sujet est conçu comme ayant une intériorité. Avec Augustin, la porte s’ouvre à une psychologie possible puisqu’il y a un intérieur dans ce sujet, intérieur désigné comme lieu d’une tension produite par une volonté qui se retourne contre elle-même. Ce n’est pas tant au conflit que l’on a affaire qu’à la division interne de ce sujet du fait de la volonté contradictoire qui l’anime.
L’accent ainsi mis sur l’involontaire par Augustin rapproche l’homme de l’animal. Tel n’est pas tout à fait le cas car « l’involontaire, [chez les animaux], n’est pas une révolte. Elle ne marque pas une scission entre les désirs de la chair et ceux de l’esprit » (A, 343-344).
La distinction entre l’homme et l’animal se trouve précisée (Diapo 8) :
Le propre de la concupiscence humaine consiste en ceci que sa ressemblance à celle des animaux (je dirais ici l’involontaire) est l’effet d’une révolte et d’une division de soi contre soi qui sont entièrement étrangère(s) à la nature animale. Le sujet n’a pas été enfermé par la chute dans une « nature » animale qui aurait ses propres lois. L’involontaire de la concupiscence, qui prend la forme des mouvements animaux, est inscrit, du fait de la chute, dans la structure actuelle du sujet. (A, 344)
Avec Augustin, nous voilà arrivés à une conception moderne du sujet du désir. Ce sujet est marqué par son intériorité, sa division interne est dictée par le mouvement contradictoire de la concupiscence (libido) qui lui impose un mouvement involontaire. Les deux manifestations que sont l’érection et l’impuissance signent sa révolte contre Dieu. L’effet de cette révolte est structurant. Avec Augustin, il y a une structure subjective qui se met en place du fait de sa division (Diapo 9) :
On touche là à un point important dans l’histoire de la subjectivation du sexe et de la formation de l’homme de désir. (A, 344)
Chaque mot dans la lecture d’Augustin par Foucault est soigneusement pesé. Il s’agit bien en effet d’une histoire de la subjectivation du sexe et de la formation de l’homme de désir. L’étape augustinienne est décisive parce qu’elle annonce le traitement moderne de la subjectivité comme structurée non pas comme une donnée fixe, mais en mouvement. Avec le travail généalogique de Foucault, le sujet clivé (on pense à la Spaltung de Freud et à la division du sujet chez Lacan) ne se donne pas comme tel (comme le fera par exemple Lacan), mais comme résultat d’une problématisation dynamique centrée sur le clivage interne au sujet de sa volonté lorsque celle-ci se soulève contre la volonté de Dieu. La thèse centrale, à ce point, est qu’il existe une histoire de la subjectivité de l’homme de désir. Et que cette subjectivité trouve sa source dans l’homme rebelle qui se révolte, chez Augustin, contre la volonté de Dieu.
Foucault poursuit (Diapo 10):
L’analyse d’Augustin ne fait de la concupiscence ni une puissance spécifique dans l’âme, ni une passivité qui en limite le pouvoir, mais la forme même de la volonté, c’est-à-dire de ce qui fait de l’âme un sujet. Elle n’est pas pour lui l’involontaire contre la volonté, mais l’involontaire de la volonté elle-même : ce sans quoi la volonté ne peut pas vouloir, sauf précisément le secours de la grâce, laquelle seule peut l’affranchir de cette « infirmité » qui est la forme même de son vouloir. » (A, 344)
La volonté est au centre de la problématique de la concupiscence. Foucault précise qu’elle en est la forme. L’âme n’est pas une entité spirituelle en l’homme, mais elle est la volonté à laquelle la concupiscence donne forme. Cette volonté devient centrale. Dans la mesure où elle est divisée, l’âme s’en retrouve infirme. Ce clivage de la volonté a un effet de structuration de l’homme de désir, ce qui fait dire à Foucault que, chez Augustin, la volonté ne peut pas vouloir sans ne pas vouloir.
Dès lors, le recours à la grâce ne peut valoir que comme rétablissement de l’âme comme une par l’intervention de Dieu. Comment peut opérer ce rétablissement de la volonté débarrassée de l’involontaire ? Elle n’y parviendra que par la force de la grâce et en amenant le sujet à renoncer à son autonomie conquise par sa révolte contre Dieu. La concupiscence doit renoncer à être sui juris. Ce recours à la grâce suppose le renoncement du sujet à sa rébellion. Il montre à quel point la concupiscence le constituait dans sa structure propre. Foucault écrit : « L’« autonomie » de la concupiscence, c’est la loi du sujet quand il veut sa propre volonté » (A, 345). Par la grâce, le salut va pouvoir opérer en débarrassant le sujet de cette part d’involontaire qui réside en lui et en rétablissant sa volonté comme Une. Le clivage de sa volonté qui lui était propre avant la grâce le menait à l’impuissance. Foucault donne cette formule : « L’impuissance du sujet, c’est la loi de la concupiscence » (A, 345). Le retour à la puissance se fera par le retour en lui de la volonté de Dieu, une fois éradiquée la concupiscence.
Augustin en arrive à cette définition de la volonté comme volonté concupiscente (A, 345). Selon Foucault, il touche là à l’une des constantes de la pensée occidentale sur le sexe. Le thème majeur de cette pensée est celui « d’un lien fondamental et indissociable entre la forme de l’acte sexuel et la structure du sujet » (A, 345). Ainsi, dans le schéma augustinien, (Diapo. 11) :
Si tout individu venant au monde est sujet de concupiscence, c’est parce qu’il est né d’un rapport sexuel dont la forme comporte, de toute nécessité, la part honteuse de l’involontaire où se lit le châtiment de la faute première. (A, 345)
Le rapport sexuel est ce qui marque tout homme dès sa naissance. L’individu s’en trouve déterminé comme sujet de concupiscence. Du fait de ce rapport, se trouve gravé en lui la part honteuse de l’involontaire qui lui vient du rapport dont il est issu. Il se trouve à son insu marqué par la faute des deux premiers humains et soumis au châtiment lié à cette faute. La naissance est par conséquent la venue au jour d’un sujet concupiscent du fait du rapport dont il est issu. La faute originelle s’inscrit en lui à ses dépens. Personne n’échappe à son sceau. Foucault poursuit son commentaire (Diapo 12) :
Inversement, s’il n’est pas possible d’user du mariage même pour les meilleures fins (la progéniture), sans que soient mis en jeu dans le rapport sexuel ces mouvements que nous ne pouvons pas maîtriser, c’est parce que tout homme depuis la chute naît comme sujet d’une volonté concupiscente. (A, 347)
Marqué dès son origine par la faute, le sujet, quel que soit son usage de la sexualité, quand bien même il le ferait dans la conjugalité, n’échappe pas aux mouvements involontaires et immaîtrisables de l’acte. Par cet acte, il se dévoile comme sujet de la volonté concupiscente qui l’a déterminé dès son origine. Foucault : « En somme, la vérité de ce qu’est l’homme comme sujet se manifeste dans la forme même à laquelle est soumis tout acte sexuel » (A, 347). C’est dire combien, dès lors qu’il y a rapport sexuel, on n’échappe pas à la concupiscence. Tout acte témoigne de cette marque qui signe la défaillance première, le défaut engendré par l’événement originaire de la faute. La forme de la volonté concupiscente qui structure le sujet de désir ne relève pas d’une quelconque nature étrangère. Elle se réfère à la structure même du sujet (A, 347). La conséquence est la suivante (Diapo.13) :
La libido, au sens où Augustin emploie souvent ce mot sans autre précision (c’est bien là un terme d’Augustin et non importé par Foucault), c’est-à-dire la forme sexuelle du désir, est donc le lien transhistorique qui lie la faute originaire dont elle est la conséquence à l’actualité de ce péché en tout homme. Et elle est en outre, en chacun, la façon dont se trouve liées l’une à l’autre la forme involontaire de l’acte sexuel et la structure « infirme » du sujet. (A, 348)
« La libido c’est-à-dire la forme sexuelle du désir » : cette formule indique combien elle relève de la nécessité. Nul n’est exonéré de son emprise. Nul humain n’échappe au rapport sexuel. Il y a là un universel du rapport sexuel « en tout homme ». Cette universalité du rapport sexuel est rattachée par Augustin à la faute originaire. Cette faute présente une particularité : elle n’est pas seulement historique. Certes, elle parcourt l’histoire du sujet de désir quelle que soit la période où il vit. Mais, elle est par sa source dans la métahistoire. Elle est ce qui, de cette métahistoire, entre dans l’histoire pour toucher tout homme, c’est- à-dire tout homme déchu. Quand Foucault dit que le lien de la libido est transhistorique, c’est pour souligner que ce n’est pas une constante historique mais aussi métahistorique qui inscrit l’homme dans un au-delà de sa propre histoire, celui qui commence avec la vie paradisiaque et la survenue de la faute. La concupiscence est la forme actualisée de la faute originaire qui, elle, se situe en dehors de l’histoire. C’est par ce qu’elle trouve sa racine hors du temps qu’elle est transhistorique, qu’elle garde par devers les hommes, une actualité incessante. Si la faute prend sa source dans le caractère involontaire de l’acte, du fait de son universalité, elle s’inscrit en chaque homme et le détermine comme sujet dont la structure s’en trouve infirme.
Parvenus à ce point, chez Augustin, s’impose ce constat simple : il y a rapport sexuel. En l’universalisant, en développant son caractère métahistorique, il l’inscrit comme une constante du désir humain qu’il raccorde au péché. Il en conclut l’indispensable recherche de la grâce qui devra régler la conduite des chrétiens. Ce rapport sexuel, selon Augustin est donc un donné, qui vient de la faute qui a prévalu à la chute.
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Dans l’Autresexe, dans le chapitre 2, intitulé : « Il nyapas de rapport hétérosexuel : Lacan », Allouch fait une remarque qui, à elle seule, et après cette longue présentation de quelques extraits des Aveux, va nous permettre de prendre la mesure de ce que Lacan introduit avec son affirmation : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Dans ce chapitre, Allouch affirme d’abord : « L’inexistence du rapport sexuel n’est pas un donné » (AS, 100). Ensuite, je le cite (Diapo 14):
De même que la division du sujet, cette inexistence (celle du rapport sexuel) se conquiert — ou pas. Il en fut ainsi pour Lacan lorsque, le 15 janvier 1974, il témoignait avoir appris, en s’étant sexuellement uni avec une hystérique, qu’il était exclu de « n’écrire jamais le rapport sexuel en lui-même [ce serait un constat], sinon dans le manque de son désir, lequel n’est rien que son serrage dans le nœud borroméen [voici la conquête] (AS, 100).
Cette simple petite phrase est une objection à Saint Augustin. L’expérience sexuelle de Lacan l’a amené non pas au constat du manque de rapport avec cette hystérique mais à la découverte de l’inexistence du rapport, puisque sa partenaire dans le rapport, ne lui a jamais montré qu’une chose : à quel point il s’était trouvé serré non pas dans ses bras, mais dans le nœud borroméen. Le point remarquable de cette expérience sexuelle de Lacan est le caractère fortuit de l’événement. De la contingence de l’étreinte, il tire une conclusion qui prend force de vérité sur la non existence du rapport. Certes, Lacan tire de cet événement fortuit une conclusion générale, mais il se dégage de l’idée augustienne que le rapport serait un universel qui régirait en tout l’acte sexuel. Sans l’apport de Foucault, il nous serait difficile de saisir combien, par son affirmation, Lacan s’inscrit à la fois dans la généalogie de l’homme de désir et à la fois, s’en déprend. Ce geste de déprise serait autrement impossible à reconnaître.
Lecture faite des Aveux, il apparaît qu’Augustin est resté en deça de la conquête de Lacan. S’en déduit un sujet du non rapport qu’il (Lacan) ne constate pas [ce n’est pas une vérité qui se donne à lui] mais qui lui apparaît comme une conquête [c’est une vérité qu’il a recueillie lors d’une expérience sexuelle].
Cette affirmation de Lacan ne s’est pas faite sans effort. Allouch cite Lacan, dans la séance du 17 janvier 1978, où il précise combien sa formulation de l’inexistence du rapport sexuel fut une conquête (Diapo 15) :
Un affreux du nom de Freud a mis au point un bafouillage qu’il a qualifié d’analyse, on ne sait pourquoi, pour énoncer la seule vérité qui compte : il n’y a pas de rapport sexuel chez les trumains (l’être humain). C’est moi qui aie conclu ça ; après une expérience faite de l’analyse, j’ai réussi à formuler ça. Oui. J’ai réussi à formuler ça, non sans peine, et c’est ce qui m’a conduit à m’apercevoir qu’il fallait faire quelques nœuds borroméens. (AS, 101)
« Après une expérience faite de l’analyse », dit Lacan. N’est-ce pas une telle expérience qui a manqué aux Pères de l’Église, à Augustin en particulier ? Et n’est-ce pas cette expérience qui a concouru, chez Lacan, à la formulation illuminative de l’inexistence du rapport sexuel ?
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