Atelier deux analytiques du sexe
Troisième séance -7 février 2018 Strasbourg
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Peut-être faut-il pour commencer revenir sur cet effet-d’entre sur lequel j’ai terminé mon propos la dernière fois. Car, à passer trop vite sur certaines choses, on les rate tout simplement. Et pour éviter que cela n’arrive, je souhaite m’y arrêter un moment. Je suis allé chercher dans L’Ouverture de ce recueil, il s’agit du petit texte de Lacan logé au début des Écrits, la phrase que cite Allouch. Elle termine le texte en question : « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style (je souligne) que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien. » Voici en effet une précieuse indication de l’effet d’entre. Cet effet est étiqueté d’un nous qui révèle une intention : « Nous voulons.. » Cet écart qui existe entre auteur, livre et lecteur est porteur de ceci : « Amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien. » Ce n’est pas là une franche invitation à la passivité ! Ces écrits sont un parcours que le lecteur est invité à effectuer, pour qu’ils produisent leur effet. Soit l’amener à cette fameuse conséquence : y mettre du sien. Non pas seulement pour effectuer le parcours, mais pour faire son travail de lecteur. Y mettre du sien ne signifie pas qu’il fournisse l’effort de lire ces écrits, mais qu’il y intervienne activement en les complétant, en insérant dans ses failles les éléments qui n’y figurent pas et qui lui sont propres. Lire, c’est ainsi en arriver à cette conséquence qu’il faut y mettre du sien dans le texte. L’effet produit est que le lecteur écrive à son tour, fasse retour à l’auteur par son apport, et faute d’auteur comme c’est le cas avec Lacan, qu’il fasse retour au texte lui-même pour « y donner du sien ». C’est cela lire. C’est aussi ici le but de cet atelier : vous amener à cette conséquence d’être sollicités pour y mettre du vôtre, sans attendre que les choses se fassent sans vous, remisés au rang d’observateurs. Il y a là la dimension d’un pari que d’aucun appellerait une mise au travail à laquelle vous avez déjà heureusement commencé à répondre.
Vous voyez l’effet produit par le travail de Lacan sur le lecteur : le livre n’est plus un objet de savoir ou d’études. Il est prétexte à effet, car pour peu que le lecteur tire les conséquences de sa lecture, non seulement il y apportera du sien, mais par ses remarques, contributions ou commentaires, transformera le texte qui en était la source, mais aussi l’auteur. La conséquence tirée par le lecteur produit un effet sur l’auteur et sur le livre, les trois s’en trouvant modifiés. Cet effet joue alors entre les trois.
« L’effet d’entre » ne joue pas que dans ce sens. On peut s’essayer à produire les différentes combinaisons qui se proposent à cet effet, soit, si l’on fait le compte, à partir des trois éléments de départ, on en arrive à six combinaisons possibles. En effet, on pourra partir de Lacan, de son texte comme outil et de l’impact produit sur le lecteur. Ou du livre pour mesurer son impact tant sur Lacan que sur le lecteur. Ou du lecteur, comme nous venons de le faire. Ou privilégier l’écart entre le livre et l’auteur, ou encore entre l’auteur et le lecteur, ou enfin entre le lecteur et le livre.
Je voudrais maintenant m’arrêter sur le diagramme numéro 1.
La référence à ce diagramme 1 se trouve à la fin du texte de Lacan, La Chose freudienne. Pour l’étudier, il convient que je vous lise le passage des Métamorphoses où il est question du mythe de Diane et d’Actéon.
Ovide – Les Métamorphoses-Livre 3-Actéon (III, 138-252)
Non loin était un vallon couronné de pins et de cyprès. On le nomme Gargaphie, et il est consacré à Diane, déesse des forêts. Dans le fond de ce vallon est une grotte silencieuse et sombre, qui n’est point l’ouvrage de l’art. Mais la nature, en y formant une voûte de pierres ponces et de roches légères, semble avoir imité ce que l’art a de plus parfait. À droite coule une source vive, et son onde serpente et murmure sur un lit de gazon. C’est dans ces limpides eaux que la déesse, fatiguée de la chasse, aimait à baigner ses modestes attraits. Elle arrive dans cette retraite solitaire. Elle remet son javelot, son carquois, et son arc détendu à celle de ses nymphes qui est chargée du soin de les garder. Une seconde nymphe détache sa robe retroussée; en même temps deux autres délacent sa chaussure; et Crocalé, fille du fleuve Isménus, plus adroite que ses compagnes, tresse et noue les cheveux épars de la déesse pendant que les siens flottent encore sur son sein. Néphélé, Hyalé, Rhanis, Psécas, et Phialé épanchent sur le corps de Diane les flots limpides jaillissant de leurs urnes légères.
[173] Tandis que Diane se baigne dans la fontaine de Gargaphie, Actéon errant d’un pas incertain dans ce bocage qui lui est inconnu, arrive dans l’enceinte sacrée, entraîné par le destin qui le conduit. À peine est-il entré dans la grotte où coule une onde fugitive, que les nymphes l’apercevant, frémissent de paraître nues, frappent leur sein, font retentir la forêt de leurs cris, et s’empressent autour de la déesse pour la dérober à des yeux indiscrets. Mais, plus grande que ses compagnes, la déesse s’élevait de toute la tête au-dessus d’elles. Tel que sur le soir un nuage se colore des feux du soleil qui descend sur l’horizon; ou tel que brille au matin l’incarnat de l’aurore naissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles aux regards d’un mortel. Quoique ses compagnes se soient en cercle autour d’elles rangées, elle détourne son auguste visage. Que n’a-t-elle à la main et son arc et ses traits rapides ! À leur défaut elle s’arme de l’onde qui coule sous ses yeux; et jetant au front d’Actéon cette onde vengeresse, elle prononce ces mots, présages d’un malheur prochain :
[192] « Va maintenant, et oublie que tu as vu Diane dans le bain. Si tu le peux, j’y consens ». Elle dit, et soudain sur la tête du prince s’élève un bois rameux; son cou s’allonge; ses oreilles se dressent en pointe; ses mains sont des pieds; ses bras, des jambes effilées; et tout son corps se couvre d’une peau tachetée. À ces changements rapides la déesse ajoute la crainte. Il fuit; et dans sa course il s’étonne de sa légèreté. À peine dans une eau limpide a-t-il vu sa nouvelle figure : Malheureux que je suis ! voulait-il s’écrier; mais il n’a plus de voix. Il gémit, et ce fut son langage. De longs pleurs coulaient sur ses joues, qui n’ont plus leur forme première. Hélas ! il n’avait de l’homme conservé que la raison. Que fera cet infortuné ? retournera-t-il au palais de ses pères ? la honte l’en empêche. Ira-t-il se cacher dans les forêts ? la crainte le retient. Tandis qu’il délibère, ses chiens l’ont aperçu. […]
[225] Cette meute, emportée par l’ardeur de la proie, poursuit Actéon, et s’élance à travers les montagnes, à travers les rochers escarpés ou sans voie. Actéon fuit, poursuivi dans ces mêmes lieux où tant de fois il poursuivit les hôtes des forêts. Hélas ! lui-même il fuit ses fidèles compagnons; il voudrait leur crier : « Je suis Actéon, reconnaissez votre maître ». Mais il ne peut plus faire entendre sa voix. Cependant d’innombrables abois font résonner les airs. Mélanchétès lui fait au dos la première blessure; Thérodamas le mord ensuite; Orésitrophos l’atteint à l’épaule. Ils s’étaient élancés les derniers à sa poursuite, mais en suivant les sentiers coupés de la montagne, ils étaient arrivés les premiers. Tandis qu’ils arrêtent le malheureux Actéon, la meute arrive, fond sur lui, le déchire, et bientôt sur tout son corps il ne reste aucune place à de nouvelles blessures. Il gémit, et les sons plaintifs qu’il fait entendre, s’ils différent de la voix de l’homme, ne ressemblent pas non plus à celle du cerf. Il remplit de ses cris ces lieux qu’il a tant de fois parcourus; et, tel qu’un suppliant, fléchissant le genou, mais ne pouvant tendre ses bras, il tourne en silence autour de lui sa tête languissante.
[242] Cependant ses compagnons, ignorant son triste destin, excitent la meute par leurs cris accoutumés; ils cherchent Actéon, et le croyant éloigné de ces lieux, ils l’appellent à l’envi, et les bois retentissent de son nom. L’infortuné retourne la tête. On se plaignait de son absence; on regrettait qu’il ne pût jouir du spectacle du cerf à ses derniers abois. Il n’est que trop présent; il voudrait ne pas l’être; il voudrait être témoin, et non victime. Mais ses chiens l’environnent; ils enfoncent leurs dents cruelles dans tout son corps, et déchirent leur maître caché sous la forme d’un cerf. Diane enfin ne se crut vengée que lorsque, par tant de blessures, l’affreux trépas eut terminé ses jours.
Voyons comment Lacan s’y prend avec ce mythe qu’il aborde dans La Chose freudienne, le 7 novembre 1957.
Mais si une métaphore plus grave convient au protagoniste, c’est celle qui nous montrerait en Freud un Actéon perpétuellement lâché par des chiens dès l’abord dépistés, et qu’il s’acharne à relancer à sa poursuite, sans pouvoir ralentir la course où seule sa passion pour la déesse le mène. Le mène si loin qu’il ne peut s’arrêter qu’aux grottes où la Diane chtonienne dans l’ombre humide qui les confond avec le gîte emblématique de la vérité, offre à sa soif, avec la nappe égale de la mort, la limite quasi mystique du discours le plus rationnel qui ait été au monde, pour que nous y reconnaissions le lieu où le symbole se substitue à la mort pour s’emparer de la première boursouflure de la vie.
Lacan prend le mythe comme métaphore. Il le transforme quelque peu : Freud serait un Actéon. Mais plutôt que d’être poursuivi par les chiens (il fait ici entendre par « les siens », Lacan faisant jouer l’homophonie être « chiens » et « siens»). Ces chiens sont dès l’abord « dépistés. » « Dépistés » est à entendre non comme « trouvés », « reconnus », mais comme ayant perdu sa piste. À lire ainsi, Freud serait comme un Actéon perpétuellement lâché par les siens, dès l’abord, dès le début « dépistés », c’est-à-dire ayant perdu sa piste. Que fait cet Actéon qu’est Freud lâché par les siens, eh bien, il s’acharne à les relancer à sa poursuite. N’est-ce pas ce que Freud ne va cesser de faire, jusqu’à fabriquer son IPA, à la lumière des sociétés traditionnelles, toute faite pour attirer les siens. Voilà un curieux Actéon/ Freud qui court à sa mort en relançant les siens/ les chiens qui ont perdu sa piste. Cela ne signifie pas qu’il va ralentir sa course. Bien au contraire, il maintient l’allure. Mais à la différence d’Ovide, où la rencontre de la déesse semble fortuite, rencontre de hasard du chasseur et de la déesse, ici, c’est sa passion « pour la déesse » qui mène Freud. Diane est la figure de la vérité qui l’attire dans sa passion pour elle. La grotte où elle se trouve est le gîte de la vérité. Dans Lettre pour lettre, Allouch à propos de ce passage de la Chose freudienne, parle de chasse à la Vérité. Cette rencontre d’Actéon/Freud avec la Vérité nue a un prix : sa métamorphose en cerf et sa mort par lacération par les siens. À entendre la mort de Freud comme celle d’un Actéon dépecé par les siens. Revenons à Lacan dans la Chose freudienne. La grotte est donnée comme lieu de la vérité. L’atteinte de ce lieu donne à la soif de vérité de Freud « la limite quasi mystique du discours le plus rationnel qui ait été au monde. »
Si Freud/Actéon atteint le lieu où gît la Vérité/Diane nue, tel n’est pas le cas des siens/Chiens/disciples :
Cette limite et ce lieu, on le sait, sont loin encore d’être atteints pour ses disciples, si tant est qu’ils ne refusent pas de l’y suivre,
Soit par incapacité soit par refus de la vérité, les disciples n’atteignent pas la grotte où réside Diane. C’est cette incapacité ou ce refus qui les prépare à dépecer celui qui y est entré. Freud est donc seul dans la grotte avec la Chose freudienne/ Diane/ La vérité. Attention sur ce point : qu’il l’atteigne cette chose et qu’il la voit fait qu’il ne s’identifie pas à elle. Il n’est ni le saint ni le prophète illuminé par la parole divine. Entre Freud/Actéon et Diane/La Chose/La vérité, il y a un écart, un espace entre.
Puis vient un changement brutal dans le texte de Lacan.
et l’Actéon donc qui ici est dépecé, n’est pas Freud, mais bien chaque analyste à la mesure de la passion qui l’enflamma et qui a fait, selon la signification qu’un Giordano Bruno dans ses Fureurs héroïques sut tirer de ce mythe, de lui la proie des chiens de ses pensées.
Ce glissement est cher à Lacan. Il nous fait passer de Freud, isolé, dans sa rencontre sublime avec la vérité, à l’analyste. Ce glissement tient à la passion commune qui est censée les animer : la passion freudienne de la vérité. C’est cette passion qui les enflamme.
Un petit détour par Giordano Bruno, dans les Fureurs héroïques nous donne un aperçu de sa lecture de la métamorphose d’Actéon dans sa portée métaphorique :
Nous ne sommes pas si loin de la lecture par Lacan du récit d’Ovide. Car qu’est-ce que chasse Freud si ce n’est ce que Giordano Bruno appelle « la divine sagesse » où l’on repère une figure de la vérité ?
Revenons à La chose freudienne. Je vous en lis les dernières lignes :
Car la vérité s’y avère complexe par essence, humble en ses offices et étrangère à la réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort et, à tout prendre, plutôt inhumaine, Diane peut-être… Actéon trop coupable à courre la déesse, proie où se prend, veneur, l’ombre que tu deviens, laisse la meute aller sans que ton pas se presse, Diane à ce qu’ils vaudront reconnaîtra les chiens…(1955-11-07 la chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse)
Vous avez bien entendu : « Diane peut-être… ». Quelle est cette réserve de Lacan ? Dire « courre la déesse » signifie la chasse de la bête par plusieurs animaux, ici les chiens. Le mouvement de la phrase est rapide : 1/ Diane peut-être… suivi des points de suspension, indique que la vérité ne se rencontre pas comme ça, toute nue, au fond d’une grotte. « Diane
Actéon signifie l’intellect appliqué à la chasse de la divine sagesse, à l’appréhension de la beauté divine (…). Car l’opération de l’intellect précède l’opération de la volonté ; mais celle-ci est plus vigoureuse et efficace que celle-là, attendu qu’il est plus facile à l’esprit humain d’aimer la beauté-et-bonté divine que de la comprendre ; |
et de plus l’amour est ce qui meut et pousse en avant l’intellect afin que celui-ci le précède comme une lanterne. |
peut-être… » la métaphorise, mais ce n’est pas sûr. 2/ La vérité est complexe par essence : « humble en ses offices, étrangère à la réalité (ceci indique que la psychanalyse n’est pas un empirisme, avertissement sans frais aux cliniciens), insoumise au choix du sexe (Allouch y voit une esquisse du non rapport), parente de la mort (l’entre deux-morts de Lacan, première et seconde mort), plutôt inhumaine (comme Diane qui châtie fort injustement Actéon) ; 3/ Actéon trop coupable (Lacan est sensible à l’injustice qui le frappe) à courir avec ses chiens après la vérité/Diane/ La chose ; 4/ Actéon, devenu proie après avoir été chasseur en devenant cerf, soit l’ombre de l’apparence de la proie, lui qui reste chasseur, veneur, mais qui ne dispose plus de la voix devant les siens/chiens qui déjà le mordent. Est-ce dire que l’entrée de Freud dans la grotte où gît la vérité le transforme, le métamorphose, le fait devenir proie offerte aux siens, lui qui auparavant les guidait ? Les chiens l’auraient déchiré pour les avoir poussés à le suivre sur les traces qui les ont mené vers la vérité.
Voilà, nous nous trouvons avec ce passage auquel Allouch nous renvoie devant un mythe que Lacan retravaille pour nous proposer une lecture centrée sur un écart, écart entre Freud /Actéon et la Chose freudienne/La Vérité/Diane. Cet écart est au principe de la recommandation qui dirait à Freud ceci : « Laisse Diane faire son travail quant à tes disciples. Ce n’est pas à toi de les guider sur la voie qui leur fera la rencontrer. Laisse tomber ton IPA et les systèmes de formation des analystes qui lui sont afférents. Laisse la vérité faire son travail, elle opérera mieux que toi ou que tous les autres. Cesse de t’occuper de tes chiens, et vas à ton pas, sans te presser, car ce sera Diane, la Vérité, qui fera le tri parmi eux, mieux que toi. Elle saura y reconnaître les chiens/siens. » Ainsi les chiens qui ne seront jamais là à suivre Freud/Actéon que pour le dépecer se diviseront entre ceux qui renonceront à la chasse et ceux qui la poursuivront de façon absurde.
Nous voilà arrivés avec ce petit développement, à « l’effet d’entre » tel que présenté dans la diagramme 1. Je le reprends ici :
Ce qui va agir dans la démarche de Freud n’est pas Freud lui-même, mais « l’espace entre » qui se creuse entre lui et Diane/la Chose freudienne/La vérité. C’est là que se joue la dynamique qui va amener à la constitution d’un cercle magique à partir de cet entre, un écart qui est source d’attrait. Il ne tend pas à attirer les chiens que sont ses disciples en s’essayant à les faire le rejoindre là où il se trouve, mais en faisant comme le peintre avec son modèle, en ne quittant pas Diane des yeux, sans se préoccuper des autres. Tout comme Korowski peignant à sa manière la belle frimousse de Mme Fellerson, Freud, tentant de se saisir de la Chose lui aussi à sa manière, éveille la curiosité et l’intérêt de ceux qui rejoignent son cercle magique.
Il nous faut donc admettre que ce qui a pu passer de la psychanalyse jusqu’à nos jours ne tient pas tant à la constitution ses organismes de transmission que Freud nous a légués, mais dans ce cercle qui fonctionnait là à son insu et dont le diagramme 1 nous propose le modèle.
Ce diagramme tient tout de la folie. Souvenons-nous de la phrase en exergue du livre, de Leopold Maria Panero, tiré d’un article de Raquel Capurro : « L’analyse […] doit être le double de la folie, son spectre, son fantôme, sa rédemption véritable ». Dans notre lecture, le cercle magique trouve son moment inaugural avec Les Libérés de Canudo. C’est dire si ce cercle se constitue en milieu asilaire, avec les fous qui l’habitent. Le lien social qui se forme alors relève de « l’effet d’entre » produit principalement par la scène du portrait. L’espace entre Freud et Diane/la vérité, est du même ordre que celui qui se met en place entre Mme Fellerson et Korowski. La folie qui relève des deux protagonistes du tableau trouve son double dans l’écart qui sépare Freud de Diane.
Allons maintenant un peu plus avant dans la lecture des pages 83 et 84 du livre. L’écart entre Freud et Diane montre le rapport de la vérité à Freud. De ce rapport, il ressort que cette vérité est complexe par essence. Elle est, on l’a vu, « humble en ses offices, étrangère à la réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort, plutôt inhumaine. » C’est ainsi qu’elle s’impose à Freud, sous la forme de cette complexité qui règle le rapport qu’elle entretient avec lui. Si l’on prend le rapport inverse, celui de Freud à la vérité, l’affaire se présente de toute autre façon. Reprenons le paragraphe qui précède celui cité plus avant dans La Chose freudienne :
Mais c’est aussi une œuvre que seul un enseignement véritable, c’est-à-dire toujours renouvelé à son inspiration, maintiendra dans sa voie, puisque c’est du sein même de l’expérience qu’elle doit régir que se lève la moisson de faits captivants qui nous ramènent à des modes plus ou moins larvés de « pensée magique ».
Freud prend la mesure de la vérité et se règle sur elle. Comment s’y prend-il ? En produisant une œuvre qui a valeur d’enseignement véritable. Qu’est-ce qu’est un tel enseignement ? Et en quoi serait-il véritable ? En ce qu’il a toujours « renouvelé à son inspiration. » Si Freud règle son rapport à la vérité par un incessant renouvellement, c’est parce qu’à chaque élaboration qu’il produit, son rapport à la vérité reste marqué par un écart, par la persistance d’un entre elle et lui. Il n’arrive pas à l’atteindre toute. Ce qui l’oblige à innover encore et toujours sans que jamais cet écart ne soit aboli.
Allouch commente ainsi ce passage de La Chose freudienne :
Si Freud est en permanence tenu d’innover, cela tient à la présence agissante d’un « entre »
qui maintient Freud à distance de la vérité, et cette dernière à distance de Freud. (83)
Les termes choisis par Allouch ajoutent un élément à l’ « entre » Freud et la vérité. Cet « entre » les maintient à distance. Ils ne se rejoignent jamais. Ce qui fait que Freud, animé par la passion de Diane, ne va pas cesser d’innover pour tenter de réduire cet écart, sans jamais y parvenir. Ce point est décisif puisqu’il nous permet de repérer en quoi l’analyse ne saurait jamais être réduite à une doctrine enseignable. Puisque c’est son irréductibilité à une doctrine établie qui la caractérise
Nouvelle saisie du diagramme 1 :
Les deux flèches indiquent bien l’écart entre Freud dont la position est entre crochets, et Diane, elle aussi entre crochets. Elles montrent aussi que « l’effet d’entre » se joue entre les deux, mais de façon dissymétrique. L’image donnée par les deux flèches donne une fausse impression de symétrie entre deux positions différentes.
Les points noirs figurent les chiens de la meute, les « siens » de Freud, dont faisait partie Lacan, dont nous faisons partie aujourd’hui. Qu’écrit Allouch sur « l’effet d’entre » produit ? Je le cite :
L’effet d’entre opère en ce sens que chacun de ceux qui s’approchent de la scène, ayant aperçu cet entre comme un lieu où il allait être possible de poser une question tout à la fois intime et décisive, est conduit à « y mettre du sien » (83).
Chaque point du diagramme des chiens est doté d’une flèche qui part de lui pour se terminer sur un point d’interrogation. La flèche en série convergente indique le mouvement d’approche de la scène du cercle magique qui se forme entre Freud et la vérité. Chacun y entre en y apportant sa propre question. Car chacun sait que, dans ce lieu du cercle magique, il va lui être possible, je cite de nouveau ce passage, « de poser une question tout à la fois intime et décisive. » Le cercle répond à ce que Lacan avait écrit dans l’Ouverture des Écrits, l’effet d’entre Freud et la Vérité amène chacun qui s’approche à y mettre du sien. Y mettre du sien revient à entrer dans le cercle magique, n’oublions pas que entre signifie aussi entrer. Mais cette entrée dans le cercle ne se fait pas n’importe comment. Vous vous souvenez qu’il fut question des ingrédients nécessaires à la constitution du cercle magique. Il y en a deux : 1/ la focalisation de l’attention sur un certaine scène ; 2/ La communauté se constitue alors que chacun reste parfaitement isolé. Les deux conditions se rejoignent maintenant. Si je m’approche de l’espace entre Freud et Diane, c’est parce qu’entre eux se joue une certaine scène qui focalise mon attention. Et si je m’en approche toujours plus au point d’enter dans le cercle magique, c’est que la question que je porte, question intime et décisive trouve ici son lieu, lieu où elle peut être accueillie et trouver sa réponse. Cette question n’est pas la même que celle de celui qui se trouve à côté de moi. Ainsi, si nous nous trouvons côte à côte, nous n’en demeurons pas moins l’un vis-à-vis de l’autre parfaitement isolés, et ce, par la question qui me porte à cet endroit.
Allouch souligne qu’une fois entré dans ce cercle, l’accent pourra être mis par l’un sur Freud, par l’autre sur la vérité (83). Mais les choses se dérouleront de façon telle qu’à chaque fois, l’un n’ira pas sans l’autre.
Suit cette phrase à propos de la scène du cercle magique : « Une scène, comme telle trouée. » Sur ce trou, je renvoie à la dernière séance de l’atelier où est apparu qu’entre Korowski et son modèle, se jouait le spectacle d‘une harmonie parfaite, d’une harmonie d’autant plus parfaite qu’elle servait de couverture trompeuse du trou du non rapport sexuel qui se situait entre eux. Ceci permet d’avancer qu’il n’y a pas de scène du cercle magique, celle qui se localise d’un entre, qui ne soit « comme telle trouée. »
Ces développements nous permettent de revenir sur un certain nombre de questions épineuses qu’Allouch pose, comme la transmission de la psychanalyse, ou la distinction, dans les groupes, écoles ou associations, entre freudiens et lacaniens.
Sur la transmission de la psychanalyse : elle est à l’ordre du jour. Certains avancent que l’on est entré dans une période de déclin définitif. Dans son récent ouvrage, paru chez Albin Michel, Elsa Godard se demande si la psychanalyse ne va pas disparaître, question qui sert de titre au livre. Selon elle, l
Si la psychanalyse en est arrivée à ce point-là, c’est sans doute que la transmission ne s’est pas effectuée comme cela aurait été souhaitable. Elsa Godard pense à juste titre qu’elle a manqué de créativité et d’invention et qu’elle s’est fossilisée par défaut d’innovation. Allouch adopte une autre analyse. Freud, nous dit-il, n’a pas été maître de la transmission de son œuvre. Aurait-il pu penser que Lacan prendrait la suite ? Et que pour la réaliser, il lui aurait fallu quitter tout l’appareil institutionnel de la transmission que lui et ses disciples avaient monté ? Tout comme aujourd’hui, il nous est impossible de savoir si la psychanalyse va poursuivre son exercice, ni sous quelle forme elle s’exercera, on peut dire en toute certitude que l’IPA n’a d’aucune manière été opératoire dans le passé pour assurer sa transmission. Allouch va jusqu’à proposer cette formule pour le moins saillante : « Justement aucun relais n’a été transmis, et c’est en cela qu’il y a eu transmission (85). » Lacan n’a-t-il pas organisé le relais en confiant à son gendre la charge de la suite ? Je laisserai chacun juge de l’effectivité de ce relais (Cf. La conférence de Madrid de Jacques Alain Miller).
Je vous donnerai ici ma lecture de ce passage du livre. Il laisse entendre que c’est l’absence de relais de transmission de l’analyse qui a fait transmission. C’est parce que l’on n’a pas eu le souci de la transmission que celle-ci a fonctionné. Ce qui ne veut pas dire que c’est comme cela qu’elle va se transmettre. Elle ne s’est transmise qu’au prix d’un travail innovant, qui bouleverse les « acquis » en remettant pour la centième fois la pâte sur le pétrin. C’est « l’effet d’entre » qui attire dans le cercle magique, sans le moindre militantisme, sans la moindre tentative pour convaincre ou s’aliéner les masses. L’expérience de la révolution bolchévique d’octobre 17 montre bien que ce n’est pas en s’emparant du soviet de Saint Petersbourg pour placer les masses sous la tutelle du parti bolchévique que la Révolution s’est transmise. Il a suffi de deux générations pour voir l’édifice s’écrouler comme un château de cartes et se rendre compte que la transmission véritable ne se fait que placée sous le régime de
e discours dominant prétend que la psychanalyse est périmée. Le
monde n’est plus celui de Freud ni de Lacan. La société actuelle entraîne de nouveaux
comportements.
Il faut donc, je la cite,
« dépoussiérer la psychanalyse, la confronter au
contemporain ». Pour cela, il convient de « réfléchir à ces symptômes, à la frontière entre le pathologique et le social, en repensant le cadre de la cure, à l’heure des consultations via
Skype. »
Question subsidiaire :
Comment la psychanalyse peut-elle trouver sa place dans un monde dominé par la culture du résultat, de l’efficacité et de la réussite et où l’évaluation chiffrée est permanente ?
Elsa Godart propose une métamorphose de la psychanalyse ainsi conviée à se réinventer.
la liberté de chacun, attiré et parfaitement isolé, d’entrer ou pas dans le cercle qui se forme. Pour revenir à Freud et à la question de l’analyse, le ver qui ronge le fruit est le souci de son avenir. À orienter son action vers l’avenir, en s’attaquant au futur pour le maîtriser, on tombe dans une hypothétique maîtrise qui étouffe, tôt ou tard, le présent. La transmission de l’analyse se fera ou ne se fera pas. Point. Son avenir est immaîtrisable. Nous ne sommes pas les maîtres de son devenir. Il est vain de faire des émules et de les parquer dans des appareils de formation. Importe qu’elle innove dans son présent, ce que nous faisons, avec d’autres, avec eux qui, comme moi, comme vous, en sont les chiens, les chiens de Freud et puis maintenant de Lacan, Allouch parle d’élèves, pour en extraire la sève, cette sève qui ne se conjugue qu’au présent. Pour cela, il nous convient d’accepter que l’analyse puisse mourir de sa belle mort. Dans cette acceptation, on voit un refus qu’elle puisse mourir de sa première ou de sa seconde mort. Allouch (85) : « De plus, on ne saurait se demander : « Comment transmettre ? » sans imaginer – je mets la suite en italiques – pouvoir orienter (la voilà la maîtrise de l’impossible futur), sinon déterminer ce que sera l’avenir alors que l’on aura tiré sans révérence. » L’analyse se fait au présent. Elle renvoie le futur à l’impossibilité de ne pouvoir jamais le maîtriser. Se cantonner à son présent est, peut-être, le seul mode selon lequel, elle se transmet. Nous voilà ainsi placés sous le nécessaire régime de sa contingence.
Pour ce qui en est de Lacan, nous en arrivons au Diagramme 3 :
Nous avons dans ce diagramme la façon dont l’analyse « a pu glisser de Freud à Lacan » (85). Avant d’aller plus loin sur ce diagramme 3, on s’interroge pour savoir les raisons qui ont pu pousser Allouch à parler de diagramme plutôt que de figure ou de schéma. Parce que le diagramme n’est justement pas un schéma, une figure ou une illustration. Il convoque le virtuel pour faire advenir la pensée. Telle est sa fonction. Foucault introduit ce terme avec le dispositif panoptique dans Surveiller et punir en 1975. Avec le terme de diagramme, il définit un espace architectural, le Panopticon, dessiné par Jeremy Bentham en 1791:
le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale ; son fonctionnement, abstrait de tout obstacle, résistance ou frottement, peut bien être représenté comme un pur système architectural et optique
C’est dire que le diagramme fonctionne hors de tout usage spécifique. On peut le retrouver dans divers usages, comme ici dans les trois diagrammes. Deleuze écrit que le diagramme qu’il emprunte à Foucault, ne « fonctionne jamais pour représenter un monde existant. Il produit un nouveau type de réalité, un nouveau modèle de vérité. Il défait l’histoire en défaisant les réalités et les significations précédentes. » C’est ainsi qu’il convient de prendre les diagrammes ici proposés par Allouch. Ce ne sont pas des illustrations de son propos, mais ils ont pour visée de nous défaire des
« Le Panopticon, explique Foucault, ne doit pas être compris comme un édifice onirique : c’est en fait une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique » (p. 9).
façons précédentes de penser. Son but est de « produire un nouveau modèle de vérité. » Avec ces trois diagrammes, nous avons affaire à une invitation faite pour penser « un nouveau type de réalité. » Ce sont là des innovations pour nous permettre de nous extraire de l’ancienne analyse du mode de constitution de la foule, pour entrer dans ce qui n’est plus, pour nous une figure de technologie politique, mais une nouvelle figure de constitution du cercle magique, soit d’un mode de constitution inédit de l’agrégation de chacun selon « l’effet d’entre » produit par le rapport de Lacan à la Chose, Chose, Allouch le précise, « pour partie freudienne. » (Lacan y est pour quelque chose dans l’usage nouveau qu’il fait de ce das Ding.). On soulignera ici l’importance que donne Allouch au mot Chose plutôt qu’à celui de Cause, dernier terme malheureux qui a poussé ceux qui l’employaient vers la défense d’une Cause freudienne.
Aussi, pour en arriver à ce diagramme 3, il paraît nécessaire de les présenter tous les trois dans leur continuité. Ces diagrammes, je vous propose de les appeler « diagrammes de la liberté ».
Si nous les examinons dans leur ensemble, nous constatons qu’ils présentent un même dispositif ; mais que les places y sont à chaque fois occupées de façon différente. Trois changements s’y effectuent d’un diagramme à l’autre. Ce qui ne change pas est le cercle magique qui reste le même dans les trois. À ce niveau, se modifie la dénomination de celles et ceux qui occupent ce cercle. J’imputerai aux crochets la désignation d’une place qui peut accueillir différentes personnes ou fonctions.
Dans le premier, la scène est occupée par [Freud] et par [Diane]. Le cercle est constitué par les [chiens].
Dans le deuxième diagramme, la scène est occupée par [Korowski] et par [Mme Fellerson], le cercle par [Les Libérés].
Dans le troisième diagramme, la scène est occupée par [Lacan] et [La Chose pour partie freudienne], le cercle par [Les élèves].
Disons que les diagrammes ont une unité de structure et que leurs places sont occupées par des personnages ou des concepts ou allégories différentes.
La similitude qui apparaît dans l’ensemble des trois tient à la présentation de l’entre au niveau de la scène et de ses effets qui sont identiques au niveau du cercle magique. À ce denier niveau, ce qui change est l’appellation de ceux qui l’occupent.
Cette unité dans la structure des diagrammes ne doit pas nous induire en erreur. Car elle porte une diversité qui, chaque fois, s’indique par chaque point d’interrogation. Ce dont il s’agit avec les points qui portent une question n’est pas, ce qui serait une erreur, une même question, mais à chaque fois, j’insiste, une question différente. Sinon, on aurait l’idée que c’est une seule et même question que portent ceux qui constituent ce cercle. C’est tout à l’inverse une question différente, une question propre à chacun qui se trouve ici inscrite, la typographie donnant un faux effet de similitude. D’où la nécessité, si l’on veut lire correctement ce diagramme, de ne pas voir, dans « l’effet d’entre », un effet d’identité du questionnement de ceux du cercle. La seule chose en partage qu’ils aient est l’attraction produite par « l’effet d’entre » de la scène.
Trois diagrammes
Le diagramme 3 introduit une originalité que l’on ne trouve pas dans les deux premiers diagrammes. La scène où figure Lacan ne se joue pas entre deux personnes. Allouch indique bien qu’à cet endroit, Lacan joue sur un autre registre que celui des personnes, sur celui des personnages bien plutôt : le maître, l’hystérique, l’universitaire, le psychanalyste sont autant de personnages dont aucun n’est « portraituré » (86). Il écrit : « On notera en effet que sa théorie de la discursivité (celle de Lacan) se dispense de toute personnaison (86). »
Comment Allouch décrit-il le passage du diagramme 1 au diagramme 3 ? Dans le diagramme 1, Lacan figure parmi les chiens. C’est à cette place qu’il entre dans le cercle magique freudien. Puis il délaisse cette place, pour se trouver « au lieu de Freud. » (87) S’ensuit cette opération :
Du même pas, Lacan s’est trouvé au lieu de Freud. S’il l’en a chassé, car Freud fut, dans le même mouvement, localisé là où se tenait Diane, tandis que l’entre et son effet ne cessaient d’opérer quoique autrement.
Il y a un double mouvement, l’occupation par Lacan de la place de Freud, et le glissement de Freud à Diane. L’effet de ce glissement est de produire une « requalification » du lieu de Diane. Celui-ci n’est plus seulement le lieu de la vérité mais aussi celui de la « Chose » freudienne.
Voilà, un dernier point avant de m’arrêter pour aujourd’hui. Comme Lacan l’avait écrit à propos du lecteur, ces diagrammes ne sont pas sans nous amener à tirer certaines conséquences. Allouch propose parmi elles de cartographier les écoles, institutions et sociétés analytiques, qu’elles soient freudiennes ou lacaniennes. Aussi ceux qui ont élu Freud, dans le nom de leur société ou d’une autre manière, entrent-il dans le cercle magique du diagramme 1. Il range les lacaniens dans un autre continent, celui du diagramme 3. (et non 2 comme cela figure dans le livre. Est-ce une coquille ?)
S’agit-il de transfert quant à ce qui fait le cercle magique ? Là intervient la dimension esthétique qui est à l’œuvre dans une telle constitution. Ainsi, de cet X qui, comme Korowski, peint à sa façon le portrait de la belle dame, intervient sa façon, donc son style. C’est le style de cet X qui participe de l’attrait qu’il exerce sur ceux qui y entrent.
Nous nous retrouverons la prochaine fois le 21 février. Nous y aborderons la partie intitulée « Des sujets sans « nous ». »
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