Atelier deux analytiques du sexe
Septième séance – 16 mai 2018 Strasbourg
Les Jacques
Rien ne m’attire que la clarté. Paul Valéry
Il sera question aujourd’hui de quatre noms : Valéry, Allouch quand il rêve, Lacan enjoycisé, et Les Jacques.
1/ Valéry d’abord :
On commencera par une phrase que l’on trouve dans le chapitre IV du livre, intitulé Que serait une politique résolument lacanienne ? Je me suis démené pour trouver la phrase en question dans Monsieur Teste, de Paul Valéry, un texte qui, dans ma jeunesse, a joué un rôle important. Nous sommes en 1896 quand paraît le livre chez Gallimard. Valéry y entreprend une entreprise de type cartésien, celle de se confier à la puissance de son seul esprit pour établir la clarté comme son seul maître. N’écrit-il pas dans la préface de ce texte : « J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques de ma faculté d’attention » ? Je trouvais dans ces quelques mots mon rapport à Lacan, lui qui, à cette époque, était pour moi, un strict inconnu. Depuis lors, à part cette révélation que fut l’expérience de Monsieur Teste, j’ai reconnu en Lacan le même mal aigu. Valéry – Lacan, quelle curieuse correspondance ! Cartésienne l’entreprise de Monsieur Teste, j’en tenais pour preuve cette petite phrase, nichée dans sa Préface : « Teste fut engendré, – dans une chambre où Auguste Comte a passé ses premières années, – pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges excès de conscience de soi. » Je dirais, en relisant ces lignes après tant d’années, que le lieu où Valéry a produit ce bijou qu’est Monsieur Teste, ressemblait fort au poêle de Descartes et qu’il y fut enivré par le souci du détail. Exercice spirituel, s’il en est, sans la moindre concession au moindre ravalement de son écriture, dans une ivresse printanière qui inaugurait une expérience de l’écriture.
Allouch cite Valéry. Ma recherche enfin récompensée me donne l’occasion de vous donner une citation plus longue que la sienne dans l’exergue du chapitre. Elle est tirée du chapitre de Monsieur Teste intitulé Lettre d’un ami. La voici :
Je suis fait véritablement, mon ami, d’un malheureux esprit qui n’est jamais bien sût d’avoir bien compris ce qu’il a compris sans s’en apercevoir. Je discerne fort mal ce qui est clair sans réflexion de ce qui est positivement obscur. …Cette faiblesse, sans doute, est le principe de mes ténèbres. Je me méfie de tous les mots, car la moindre méditation rend absurde que l’on s’y fie. J’en suis venu, hélas, à comparer ces paroles par lesquelles on traverse si lestement l’espace d’une pensée, à des planches légères jetées sur un abîme, qui souffrent le passage et point la station. L’homme en vif mouvement les emprunte et se sauve ; mais qu’il insiste le moins du monde, ce peu de temps les rompt et tout s’en va dans les profondeurs. Qui se hâte a compris ; il ne faut point s’appesantir : on trouverait bientôt que les plus clairs discours sont tissus de termes obscurs. (MT, 89)
Apologie du mouvement. Celui qui passe vite l’espace d’une pensée, qui ne s’y appesantit pas, a des chances de se sauver. Tel n’est pas le cas de celui qui s’arrête sur chacune d’entre elles et s’y enlise. Vitesse et légèreté valent ainsi comme méthode. La hâte, tel est le principe.
Certains se souviendront peut-être de cette étrange liste de lettres qui conclut en 1957 L’Instance de la Lettre : T. t. y. m. u. p. t. 14-26 mai 57. Dans une note de bas de page de ce texte, on lit :
Dans sa lettre du 15 octobre 1970, Jacques Lacan s’adressant à Tomás Segovia dit : « Personne ne peut en avoir la moindre idée. Mais à vous qui mettez un soin si merveilleux à mon service, j’avouerai ce que je n’ai jamais confié à personne. Il s’agit des initiales de la phrase que je pourrai me dire à moi-même aujourd’hui, et ce depuis longtemps, et avec laquelle j’ai caché mon amertume : “ Tu t’y es mis un peu tard ”. Le e manque dans les Écrits, mais… j’espère, non dans le texte original.
Pour peu que l’on ajoute le e, ces lettres trouvent leur translittération adéquate : « Tu t’y es mis un peu tard. » Ce n’est pas là seulement l’expression d’un regret, ou d’une amertume, mais aussi de la hâte qui a pris Lacan pour devenir cet homme en « vif mouvement », cet homme pressé, qui ne s’arrête pas en chemin et passe vite et légèrement. Peut-être est-ce ainsi qu’il se sauve. Lacan vivait « à tombeau ouvert » écrit Allouch (188). En tout cas, lorsqu’il fera sa proposition sur la passe, il s’agira là aussi de passer et de ne pas s’appesantir sous peine de s’enliser dans les profondeurs. Sa passe sera un dispositif, mais l’on omet trop souvent que, pour passer, le passant doit passer vite. Il passe, ne reste pas. Allouch n’emploie pas le mot vite. Il lui préfère, jouant avec Teste, celui de leste car « traîner, écrit-il, précipite dans un abîme où le sujet reste en attente d’être représenté auprès de l’autre signifiant. »
2/ Le premier rêve d’Allouch :
Il va s’agir de parler de politique. Pour le faire, Allouch propose de partir « non pas tant de pensées, de réflexions, d’une théorie politique qui aurait été élaborée comme proprement psychanalytique », mais de « quelque chose qui est le plus analytiquement concret. » Sortent donc de son propos les références existantes à des théories politiques (on pense ici au marxisme dont Miller s’est réclamé dans sa Conférence de Madrid, point déjà souligné dans cet atelier). Partir de ce qui est « le plus analytiquement concret » suppose que l’on adopte un angle d’attaque par lequel une telle interrogation puisse trouver sa réponse.
Cet angle ne sera pas un lapsus, un oubli, un acte manqué. Ce seront deux rêves faits lors d’un séminaire donné en Argentine en 2015. Dans le numéro de la revue Spy 2017, Allouch présente ses deux rêves. Il lui donne comme titre : Que serait une politique résolument lacanienne ou I have un comic dream ? Telle est la position, celle du rêveur, à partir de laquelle il entreprend de trouver à la question sa réponse.
Lecture du premier rêve (151-153)
Dans son interprétation, Allouch rappelle ce qu’il attendait de l’AE (analyste de l’école) : « qu’il l’ouvre ». L’ouvrir, ce n’est pas seulement ouvrir la bouche et se faire entendre. L’ouvrir, c’est ouvrir plus avant les portes que Lacan a déjà ouvertes, elles sont nombreuses (157). Une école comme l’École lacanienne aurait ainsi un rôle à tenir. Je le cite : « Ouvrir certaines portes (exemple : aux études gaies et lesbiennes), en fermer d’autres (notamment refus de la psychopathologie) et ainsi donner accès à ce Lacan qui a pris la parole d’une manière qui s’inscrit dans le champ freudien au point de l’avoir reconfiguré (157). » Toutes ces portes ont été autant de rencontres de Lacan tout le long de son chemin. Mais il a laissé closes un certain nombre, faute d’avoir eu le temps de les ouvrir toutes grandes.
Il y a un pas de plus ici proposé : le dire de Lacan, c’est sa prise de parole qui non seulement s’inscrit dans le champ freudien, mais, j’insiste sur ce qui suit, le reconfigure. Ce champ n’est pas stable, pas fixé une fois pour toutes par celui qui aura été élevé au rang, infiniment haut de maître, ou de sachant. Si ce premier rêve a une dimension comique, cela tient à ce que le bonhomme bedonnant se trouve propulsé dans les hauteurs du fait de l’élévation du plafond, de façon telle qu’il ne lui reste plus qu’à choir de son haut et de se briser les jambes, ce qui n’est pas grave. Que Lacan tombe est en effet chose souhaitable car cette chute lui vaut de ne plus fonctionner comme une idole statufiée par ses hagiographes. Le champ freudien, on le rappelle ici, a été aussi reconfiguré par le dire de Lacan. Il ne sera plus celui inauguré par Freud. Et c’est tant mieux ainsi.
Cela nous mène à une définition plus précise du champ, qui s’inspire de la définition qu’en donne Bourdieu quand il parle du champ littéraire. Le champ freudien ne s’élargit pas quand surgit en son sein un dire, il s’en trouve modifié, reconfiguré. Ce qui implique que ses attendus, ses éléments déterminants changent du fait de ce dire. Ne rien modifier, tout maintenir en l’état revient à faire comme si ce dire n’avait pas existé. Ce champ est donc instable. Il se reconfigure du fait du surgissement des dires qui en modifient sa configuration, son organisation, sa structure. Faute de quoi, comme tel il disparaît. Allouch enfonce le clou :
L’École lacanienne est en dérivation (je prends ici le terme dérivation au sens physique du terme : elle se met en parallèle tout en maintenant la tension égale entre ses extrémités) par rapport aux groupes lacaniens selon lesquels Lacan est cet être haut perché qui leur fournit un savoir si solide qu’ils n’ont plus qu’à l’appliquer tous azimuts (…) (157).
Conclusion, il importe de faire tomber Lacan de la place haut perchée où il a été mis, est-ce tout à fait malgré lui ? On ne répondra pas ici à cette question. Faire tomber la statue de son piédestal, voici une première tâche d’une politique qui serait résolument lacanienne. L’avantage d’une telle chute serait de nous priver du confort où la paresse trouve son répondant dans l’attribution au maître d’un savoir établi dans lequel il n’y aurait qu’à puiser pour arroser, comme un puits dans une oasis, l’eau qui irriguerait de maigres arpents de terre arable. Allouch nous invite à ne pas nous contenter de ce simple travail de l’écope qui puise de-ci de-là l’eau qu’il nous livre, mais à s’engager résolument dans l’inconfort du résultat de la chute de Lacan qui, seul, nous permettra de poursuivre sa tâche, celle qui revient à reconfigurer le champ freudien. D’un côté, la besogne qui puise l’eau pour obtenir une maigre pitance, de l’autre, une violence audacieuse qui ouvre les portes sur de nouveaux horizons.
Allouch ne parle pas de confort, – je caresse pour ma part le terme de tranquillité qui renvoie à l’intranquillité de Pessoa – il parle bien plutôt d’une « certaine négligence ». Je cite : « Une certaine négligence, celle qui passe outre le fait qu’il est de la responsabilité de l’élève de configurer cette place (je souligne : la place qui a été celle de Lacan) car, décédé, Lacan ne le peut plus (157). » Et Allouch de dénoncer le fixisme, si vous me permettez l’emploi de ce terme, dû à ce que Freud appelait le « surmoi culturel » (Kultur-Überich) (158).
Tel est le positionnement de Lacan sans lequel il ne nous est pas possible de déterminer ce que devrait être une politique lacanienne. Il y a donc un double mouvement : la chute de Lacan du piédestal sur lequel ses élèves l’ont érigé, la destitution du maître donc, et puis la reconfiguration du champ freudien par le dire, facteur indispensable qui nourrit l’instabilité de ce champ.
3/ Une incursion du côté de Joyce :
Le 16 Juin 1975, à l’ouverture du 5e Symposium international James Joyce, Lacan donna une conférence dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Eric Laurent, présent à cette conférence, prit des notes qui furent publiées dans l’Âne n°6, ce qui a donné le texte dit Joyce I.
De la même Conférence, on a le texte, dit Joyce II, qui est le texte écrit par Lacan de la conférence de 1975, et fut remis par lui pour publication en 1979 à une édition du CNRS.
Dans le texte recueilli sur notes, celui intitulé Joyce I, on trouve cette seule occurrence sur escabeau :
Il faudrait continuer ce questionnement de l’œuvre majeure et terminale, de l’œuvre à quoi en somme Joyce a réservé la fonction d’être son escabeau. Car de départ, il a voulu être quelqu’un dont le nom, très précisément le nom, survivrait à jamais.
Dans Joyce II, ce texte illisible jusqu’à ce jour de Lacan (168), on trouve des occurrences beaucoup plus nombreuses. Je vous propose le petit travail très simple qui recense les passages du texte écrit où il est fait mention à l’escabeau, sous des formes écrites diverses. Ils sont au nombre de 13 et sont numérotés pour servir au commentaire. Le mot escabeau y apparaît 9 fois :
1/ Il suffit de l’écrire phonétiquement, ça le faunétique (faun…), à sa mesure : l’eaubscène. Écrivez ça eaub… pour rappeler que le beau n’est pas autre chose. Hissecroibeau à écrire comme l’hessecabeau sans lequel hihanappat qui soit ding ! d’nom dhom. LOM se lomellise à qui mieux mieux. Mouille, lui dit-on, faut le faire : car sans mouiller pas d’hessecabeau.
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2/ Il a (même son corps) du fait qu’il appartient en même temps à trois… appelons ça, ordres. En témoignant le fait qu’il jaspine pour s’affairer de la sphère dont se faire un escabeau.
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3/ Je dis ça pour m’en faire un, et justement d’y faire déchoir la sphère, jusqu’ici indétrônable dans son suprême d’escabeau. Ce pourquoi je démontre que l’S.K.beau est premier parce qu’il préside à la production de sphère.
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4/ L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette, donc.
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5/ Joyce le symptôme pousse les choses de son artifice au point qu’on se demande s’il n’est pas le Saint, le saint homme à ne plus p’ter. Dieu merci car c’est à lui qu’on le doit, soit à ce vouloir qu’on lui suppose (de ce qu’on sait dans son cœur qu’il n’ex-siste pas) Joyce n’est pas un Saint. Il joyce trop de l’S.K.beau pour ça, il a de son art art-gueil jusqu’à plus soif.
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6/ Car il n’y a pas de voie canonique pour la sainteté, malgré le vouloir des saints, pas de voie qui les spécifie, qui fasse des Saints une espèce. Il n’y a que la scabeaustration ; mais la castration de l’escabeau ne s’accomplit que de l’escapade. Il n’y a de saint qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer.
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7/ Joyce, lui, voulait ne rien avoir, sauf l’escabeau du dire magistral, et ça suffit à ce qu’il ne soit pas un saint homme tout simple, mais le symptôme ptypé.
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8/ Quelle expérience, on se tue à l’imaginer, a pu là faire obstacle pour lui à ce qu’il platonise, c’est-à-dire défie la mort comme tout le monde en tenant que l’idée suffira ce corps à le reproduire. « Mes tempes si choses » interroge Molly Bloom à qui c’était d’autant moins venu à portée qu’elle y était déjà sans se le dire. Comme des tas de choses à quoi on croit sans y adhérer : les escabeaux de la réserve où chacun puise.
9/ Qu’il y ait eu un homme pour songer à faire le tour de cette réserve et à donner de l’escabeau la formule générale, c’est là ce que j’appelle Joyce le symptôme. Car cette formule, il ne l’a pas trouvée faute d’en avoir le moindre soupçon. Elle traînait pourtant déjà partout sous la forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre.
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10/ Joyce se reconnaît le fils nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire de ce qu’il se conçoive, sans que pourtant hissecroibeau, de l’hystoriette d’Hamlet, hystérisée dans son Saint-Père de Cocu empoisonné par l’oreille zeugma, et par son symptôme de femme, sans qu’il puisse faire plus que de tuer en Claudius l’escaptôme pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse à père-ternité.
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11/ Relisez l’histoire : c’est tout ce qui s’y lit de vrai. Ceux qui croient faire cause dans son remue-ménage sont eux aussi des déplacés sans doute d’un exil qu’ils ont délibéré, mais de s’en faire escabeau les aveugle.
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12/ Joyce est le premier à savoir bien escaboter pour avoir porté l’escabeau au degré de consistance logique où il le maintient, art-gueilleusement, je viens de le dire.
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13/ La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître. Je suis assez maître de lalangue, celle dite française, pour y être parvenu moi-même ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre au symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens.
Docteur J. Lacan
Si nous revenons aux notes prises dans le texte annoté, on trouve une définition de l’escabeau. Je le relis : « Il faudrait continuer ce questionnement de l’œuvre majeure et terminale, de l’œuvre à quoi en somme Joyce a réservé la fonction d’être son escabeau. » S’agit-il de Finnegan’s wake ? Très probablement. Cette œuvre lui a servi, selon Lacan, d’escabeau. Mieux, elle a été son escabeau. À quoi lui sert-elle ? À se doter d’un nom, « Car de départ, dit Lacan, il a voulu être quelqu’un dont le nom, très précisément le nom, survivrait à jamais. »
Première fonction de l’escabeau qu’est son œuvre, selon Lacan : lui donner un nom qui lui survivrait à jamais.
Allouch a fait un rêve d’escabeau. Il analyse les différences entre l’escabeau tel qu’il apparaît chez Lacan à propos de Joyce, puis tel qu’il apparaît dans son rêve.
Ces différences sont au nombre de quatre :
1/ C’est le nom de Joyce qui est porté par l’escabeau selon Lacan. Alors que c’est le corps de Lacan qui est porté par l’escabeau dans le rêve d’Allouch (C’est un corps qui tombe et, précise-t-il, qui n’est pas une image puisqu’une image ne se casse pas les jambes).
2/ De plus si l’escabeau de Joyce est l’œuvre de Joyce lui-même, dans le rêve d’Allouch, l’escabeau sert à la montée au pinacle de Lacan par les lacaniens qui en font un maître sachant.
3/ Je n’ai pas retrouvé l’ « escabœuvre » que cite Allouch (164). Autant le livre de Joyce sollicite un nombre de transferts important par tous les joyciens qui l’étudient à la virgule près pour démonter ses constructions verbales (livres, biographies, Cahiers de l’Herne, etc.), pour Lacan, dans le rêve d’Allouch, sa montée au pinacle s’est faite aux dépens de son œuvre, l’escamotage consistant à présenter le vif de l’œuvre comme « un savoir su. » (164) L’effet qui s’en est suivi a constitué un obstacle au nécessaire travail à faire sur son œuvre, c’est-à- dire sa problématisation.
4/ Autant, selon Lacan, la visée de Joyce était de donner à son nom un statut d’éternité, autant le grandissement démesuré de l’œuvre de Lacan par ses élèves lui a donné une monumentalité, une taille à même de défier son dépérissement par le travail d’effacement du temps. Or, ce point est crucial, Lacan s’en est trouvé fétichisé, sa langue transformée en novlangue et ses séminaires en un corps de livres à même de rivaliser avec les Œuvres complètes de Freud. Un travail de mise sous cellophane de l’œuvre a valorisé la personne de Lacan pour en faire un maître.
Laissons le symtôme à ce qu’il est : un événement de corps, lié à ce que : l’on l’a, l’on l’a de l’air, l’on l’aire, de l’on l’a. Ça se chante à l’occasion et Joyce ne s’en prive pas.
Allouch parle de deux rapports à l’escabeau qui apparaissent dans Joyce II : celui de Lacan et celui de Joyce.
Si l’on prend le terme escabeau comme « réserve où chacun puise » (8), soit comme le trésor des signifiants, alors on constate que le rapport de Lacan à ce trésor n’est pas le même que celui de Joyce.
De Joyce, Lacan dit qu’il est « magistral ». Son rapport au langage, aux langues, à lalangue est sphérique. Souvenons-nous du point 7 : « Joyce, lui, voulait ne rien avoir, sauf l’escabeau du dire magistral, et ça suffit à ce qu’il ne soit pas un saint homme tout simple, mais le symptôme ptypé. » Lacan revient sur la sainteté de Joyce. Il écrit ceci : « Joyce n’est pas un Saint. Il joyce trop de l’S.K.beau pour ça, il a de son art art-gueil jusqu’à plus soif. » Trop d’art-gueil, « jusqu’à plus soif », cet orgueil ne relève pas de la sainteté mais de ce qu’il jouit trop, il jouit de se faire un nom, d’où le mot nouveau de Lacan : « il Joyce trop de l’SKbeau. »
Tel n’est pas le cas de Lacan pour lequel la sphère est trouée. « Il n’y a que la scabeaustration, dit-il ; mais la castration de l’escabeau ne s’accomplit que de l’escapade. Il n’y a de saint qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer. » C’est dire si Lacan se démarque de Joyce, non pas qu’il renonce à la sainteté, ceci l’indiffère, mais le saint est celui qui ne se sauve pas, qui ne fait pas d’escapade langagière. Or, tel est le cas de Joyce. Que fait-il d’autre par son travail incessant sur les langues que de démontrer sa maîtrise destinée à donner à son nom son statut d’immortalité ? On vient de le voir, des langues, il jouit trop. Dans Télévision, Lacan dit ceci de la sainteté : « Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met- il à faire le déchet : il décharite » (Télévision, Seuil, 28). Faire le déchet, ce n’est pas la position de Joyce, on en conviendra. Il a trop d’art-gueil pour ça. C’est à renoncer à l’argueil que la sainteté dont parle Lacan devient possible, soit le fait de se mettre à faire le déchet, à déchariter.
Lacan ne nie pas que lui aussi témoigne d’une maîtrise de lalangue. Il parle ici et seulement du français. Souvenons-nous du point numéro 13. Je vous le relis :
13/ La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître. Je suis assez maître de lalangue, celle dite française, pour y être parvenu moi-même ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre au symptôme.
On se doute qu’ici Lacan ne se vante pas quand il dit qu’il se montre assez maître de lalangue. La maîtrise est ici d’un autre ordre que celle de Joyce. Elle le mène à la scabeaustration, soit à ce qui dans lalangue relève de la castration, soit du trou qui dans lalangue renvoie sa maîtrise de lalangue à la sphère trouée.
D’un côté donc, la maîtrise des langues par Joyce, une pleine maîtrise dont il jouit de façon immodérée (on se souvient de ses éclats de rire quand il lisait à haute voix des passages de Finnegan’s wake), de l’autre la maîtrise de lalangue par Lacan, celle du français. Lacan n’en jouit pas, mais parvenu à la pointe de l’inintelligible à quoi cette maîtrise lui permet d’accéder, il y trouve un trou, celui de la scabeaustration qui lui donne une position nouvelle, celle du saint quand il décharite, quand il se fait déchet, position qui est propre à celle de l’analyste. Il ne jouit pas façon Joyce mais témoigne, parvenu à ce point, « de la jouissance propre au symptôme. » Témoigner de cette jouissance ne dit pas qu’il en jouit mais qu’il découvre une jouissance propre au symptôme parvenu à cette place du saint qui décharite.
Nous arrivons là à un point nouveau et déterminant de ce qui est au principe d’une politique résolument lacanienne. Se démarquer de la position joycienne de la maîtrise au profit d’une autre maîtrise, celle de la scabeaustration, la castration de l’escabeau dont rend compte la topologie de la sphère trouée.
Allouch :
Donc, deux différents rapports comment dire…au langage ? aux langues ? à lalangue ? L’un des ces rapports, celui de Joyce magistral, le rend sphérique ; l’autre, celui de Lacan, a certes affaire à cette sphère (sa maîtrise du français) qui est commune, mais afin d’en modifier la toplogie.[…] Ainsi peut-on conclure que, selon Lacan, le langage est troué. (171)
Le Joyce de Finnegan’s Wake est présenté comme celui qui a fait le tour de cette réserve où chacun puise (il s’agit d’une nouvelle formulation pour désigner le grand Autre comme trésor de signifiants). Cette expérience joycienne s’avère fort utile à Lacan car Joyce visite de façon approfondie le langage dans ses potentialités, ce qui le pousse aux limites de l’inintelligibilité. De cette visite, Lacan tire le constat que, pour Joyce, ce langage, cette lalangue, est sphérique (ce qui, précise Allouch, est une affirmation à jamais indémontrable (171)). C’est en ce sens, poursuit-il, que Joyce n’est pas un saint mais un maître (171).
L’escabeau de Joyce n’est pas celui de Lacan. Allouch : « Lacan [va] prendre un chemin différent de celui de Joyce, autrement dit [va] fabriquer un autre escabeau. »
Lacan va prendre appui sur cette formulation que je vous relis. C’est l’occurrence 4 de Joyce II :
4/ L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette, donc.
Allouch se livre à un long déchiffrage, difficile, mais ô combien précieux de ce passage. Il va le faire à la lettre. Et s’y engager comme cela arrive dans le déchiffrage d’un rêve. Voilà son point de départ : Lacan nous donne un texte chiffré qui se donne comme illisible ou absurde à un premier abord. Comme toute analyse d’un rêve passe par son déchiffrage (ce qui suppose un chemin à rebours du chiffrage qui a donné son texte manifeste), il convient pour le déchiffrer d’y donner du sien. Ce qu’il ne manque pas de faire ici. Trois personnages donc à l’œuvre dans ce qui n’est plus le rêve d’Allouch mais des textes de Joyce I et II, inclus dans ce premier rêve, et déchiffrés par le rêveur.
Les lettres pour commencer : S, K, et beau.
S d’abord. S’agit-il du sujet ? Allouch préfère l’interrogation : est-ce ?, ce qui a l’avantage
d’introduire l’être.
K ensuite. S’agit-il de cas ? K (ca dans cahun) renvoie à corps (cf. Joyce II : « LOM cahun corps et nan-na Kun. Faut le dire comme ça : il ahun… et non : il estun… ») Ce corps, Joyce le croit beau (cf. l’occurrence 1 : « Hissecroibeau à écrire comme l’hessecabeau (Allouch note que « hesse » porte esse latin être, l’essecabeau est l’être beau (173)) sans lequel hihanappat qui soit ding ! d’nom dhom », et l’occurrence 10 : « Joyce se reconnaît le fils nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire de ce qu’il se conçoive, sans que pourtant hissecroibeau ».
Commentaire d’Allouch :
Ainsi l’écriture « S.K.beau » se présente-t-elle comme un embouteillage façon César qui accole à l’homme (h de « hissecroibeau » et de « hesse cabeau ») l’être, le corps et sa beauté. Les points après S et K signalent que ces deux lettres renvoient à deux substantifs (l’être et le corps), tandis que l’absence d’espace blanc vient opportunément signifier la situation de départ, celle que Lacan va démanteler. En séparant l’être et le corps qui, lui, relève de l’avoir, il prend ses distances à l’endroit de Joyce, il s’en démarque. On écrira : « S./K. (beau) » ou plus explicite : « être/corps (beau) ». (174)
Reprenons l’occurrence 4 :
4/ L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette, donc.
Nous y trouvons cette formulation que je reprends : « le fait qu’il (l’homme) vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a qu’à partir de là. » Elle est difficile tant elle paraît obscure. Elle appelle son déchiffrement.
Partons de ceci : l’homme vit de l’être, ce qui revient à dire « vide l’être ». Puis, suit « autant qu’il a, tiret, son corps ». Le corps est ce que l’a. Dans Joyce II, on l’a vu, Lacan écrit : « LOM, LOM de base, LOM cahun corps et nan-na Kun. Faut le dire comme ça : il ahun… et non : il estun… (cor/niché). C’est l’avoir et pas l’être qui le caractérise. » Mais alors, si l’homme vit de l’être pour autant qu’il a un corps, cela donne au corps une prééminence sur l’être. Si cet être se vide et que l’homme a un corps, le seul être qui lui reste à la fin de cet évidement, c’est son corps. On voit ici que Lacan vide l’être de tout fondement aristotélicien pour le réduire à ce simple avoir qu’est son corps. Il y a ici une réduction de l’être au simple avoir du corps. C’est en ce sens que l’avoir vide l’être.
Mais, il y a un petit pas de plus fait par Allouch. Il constate ceci : « L’homme n’a un corps que du fait d’avoir vidé l’être (aux deux sens de « vidé » : comme on chasse un intrus, ce à quoi s’emploie parfois ce personnage baraqué qui veille aux entrées des boîtes de nuit ; comme on vide une bouteille. » (174-175). Toutefois ceci pose problème : il faut bien que je dise je pour dire que j’ai un corps. Il faut bien que je pose au départ l’existence de ce je comme étant, faute de quoi, dire : j’ai un corps, n’a aucune portée. Donc, la parole prime l’avoir, en contradiction avec la proposition du paragraphe précédent. On tombe dans l’embarras provoqué par deux propositions contradictoires. Comment le lever ?
Allouch cite ce passage dans Joyce II :
La parole bien entendu se définissant d’être le seul lieu, où l’être ait un sens. Le sens de l’être
étant de présider à l’avoir, ce qui excuse le bafouillage épistémique.
Si je dis que j’ai un corps, c’est que je parle. Par la parole, je donne sens à l’être. Parole et être vont toujours de pair : d’où l’expression parlêtre de Lacan. Aussi ne puis-je plus soutenir, comme au départ de ce raisonnement, que l’être se vide en se réduisant à l’avoir du corps, puisque, pour le dire, il faut bien en passer par les mots. Du fait de la parole, au bout du compte, l’être préside bien à l’avoir. D’où l’impression d’embrouille produite au départ par l’affirmation que l’être se trouve vidé par le corps.
Ceci m’oblige à un nouveau retour à l’occurrence 4 :
L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette, donc.
La deuxième phrase est une critique radicale de Freud. Dire ICS (« inconscient, qu’on lit ça ») ne convient plus. Car il va falloir maintenant dégager le terme d’inconscient (ou d’ICS, comme l’on voudra) pour y mettre à la place le parlêtre. Inconscient renvoie à la conscience. Le décalage devient sensible avec ce à quoi l’on a affaire maintenant, soit : « être/corps (beau) ». Ce dont rend compte le Parlêtre ici avancé mais que nomme tout aussi bien le corps parlant.
L’introduction de ce nouveau mot, parlêtre, permet de résoudre la difficulté qui vient d’être soulignée. Il faut prendre acte du fait que l’être prime sur le corps en raison de la parole. Allouch : « l’être prime l’avoir. (S. séparé du K.), d’où s’ensuit que cet avoir (il s’agit toujours d’avoir un corps), autrement dit le corps est parlant» (175). Si le corps est parlant, alors l’être est dans l’avoir de ce corps du fait de la parole (la distinction canonique entre être et avoir vole en éclats, même si un écart subsiste entre eux puisque l’être prime sur l’avoir du fait de la parole). Je reconnais la délicatesse de ce développement, pourtant fort utile.
Lacan dans Joyce II :
C’est pour ne pas le perdre, ce bond du sens, que j’ai énoncé maintenant qu’il faut maintenir
que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps, autrement dit qu’il parlêtre de nature.
Allouch en déduit immédiatement ceci : « Il s’ensuit que vouloir ce corps non pas parlant mais beau (beau séparé de K.) relève de l’obscène – oui une paralyse brachiale hystérique ne rend pas un corps spécialement beau » (175).
Certains d’entre vous savent peut-être que l’expression corps parlant est une des expressions favorites de Milner dans ses derniers textes. Il en fait un usage politique. La politique est rendue possible par le fait que nous ne sommes pas tant citoyens dans la république que corps parlants sur l’agora.
Au point où nous sommes arrivés, nous pouvons dès lors recueillir ceci : en introduisant le parlêtre en lieu et place de l’inconscient freudien qui se trouve bouté dehors, l’être, logé dans le corps, prime sur l’avoir (avoir un corps). Mais cette primauté ne signifie pas un rapport de prééminence, bien plutôt de nature, selon le terme de Lacan : il parlêtre de nature. C’est dire combien pour ce qui concerne l’homme, à écrire comme on voudra, il a un corps parlant tout autant qu’il est un corps parlant. La réduction de l’être qui se vide du fait du corps ne l’amène pas à un corps sans parole, mais à ce fait de nature que Freud avait appelé l’inconscient et que Lacan corrige en disant qu’il parlêtre. Il est comme parlant du fait qu’il a un corps et que ce corps se trouve reconfiguré par la parole qui s’y inscrit.
Le retour au premier rêve d’Allouch nous montre l’accointance qui existe entre l’escabeau de Joyce et celui qu’érigent certains lacaniens quand ils mettent Lacan en position de maître. Et non, d’analyste, ou de saint en tant qu’il décharite. Qu’est-ce donc que ce corps de doctrine lacanien quand il nous est proposé dans des formations qui nous délivrent un Lacan lissé et propret où rien ne vient faire tâche dans le déroulement de son propos au séminaire, rendu impeccable ? Nous avons vu, qu’à la lecture de ce chapitre, l’escabeau de Lacan n’était pas celui de Joyce, et pour des raisons qui ne sont pas des moindres. Que faire alors ?
C’est là que la référence à une intervention de Jacques Alain Miller nous est utile. Dans une intervention à France Culture, ne range-t-il pas la non existence du rapport sexuel dans les catégories modales, celle de l’impossible, n’excluant pas qu’il puisse y en avoir de façon contingente. Ce point fait problème. Car c’est une chose de dire l’inexistence du rapport sexuel, c’en est une autre de soutenir qu’il est impossible. Car l’impossible, comme on le sait, n’exclut ni le possible, ni le contingent.
On remarque au passage que, pour peu que l’on se réfère à la collectivité constituée par le cercle magique, il ne se peut pas qu’une collectivité se forme de la même façon selon qu’elle se constitue autour de l’héritier légitime du maître, porteur du savoir su qu’il continue à distribuer de façon impavide, et celle du cercle magique, où chacun y entre, porteur de ses propres questions, attiré par l’intérêt que l’un d’entre eux porte à sa tâche, tout comme Korowski à son tableau. Dans ce cas, plus besoin d’un escabeau ascensionnel qui fasse que l’on se trouvera regardé de surplomb par celui qui se tient tout en haut, mais un plan, comme le montre les diagrammes, sur lequel se joue toute une série d’influences sur chacun du cercle, ce chacun qui reste vis-à-vis des autres parfaitement dispensé de faire foule.
4/ Le deuxième rêve d’Allouch :
La partie qui annonce ce deuxième rêve s’intitule : Lacan, ailleurs. Lecture du deuxième rêve d’Allouch
J’y retiens cette remarque en page 181 où Allouch écrit à propos de la présentation de malades qu’elle était typique d’un « Lacan questionnant, entouré d’un cercle magique ». J’ai plus d’une fois manifesté de la réserve vis-à-vis d’une telle pratique que je trouvais trop inscrite dans le cadre de ce que Foucault appelle le pouvoir psychiatrique. Et je m’étonnais de ce que Lacan se soit prêté à un tel exercice. Sans réviser ma critique axée sur la violence de l’exhibition du fou offert en pâture à la voracité des diagnostiquants, assoiffés de ranger dans la bibliothèque nosologique l’impétrant (ce mot convient dans la mesure où il a été choisi pour l’exemplarité de son cas par le médecin, son assentiment donné pour l’exercice n’étant que formel), il y avait en effet à cette occasion une curiosité de chacun devant la scène qui se déroulait devant lui. Lors de la présentation, Lacan, tout comme Korowski, n’était pas tourné vers son public, mais n’avait d’yeux, si l’on peut dire, que sur la personne qu’il écoutait et interrogeait.
À juste titre, dans son deuxième rêve, Allouch note la différence de position chez Lacan par rapport au premier. Autant dans le premier, il se trouvait haut perché, le voici maintenant dans une position basse. Interprétation : autant les élèves de Lacan n’ont eu de cesse de l’élever, pour le statufier, l’idolâtrer, autant le voilà ici rendu à sa position véritable.
Ce rêve fait de plus apparaître ce point d’importance : Lacan est le nom d’un soulèvement. S’il est en bas de la salle, c’est pour donner l’espace nécessaire au mouvement de son soulèvement. La dernière fois, je vous ai adressé un petit travail où je vous rendais compte de cette période particulière où il manifesta de façon radicale son soulèvement contre ses collègues appesantis dans son institution analytique. De ce soulèvement, Allouch donne un nom qui lui sied : jacquerie.
Il poursuit (188) :
Lacan est le nom d’une configuration à trois. […] Elle comporte trois lieux : le sien, sur cet escabeau (premier rêve) d’où il peut tomber (fragilité de son savoir et de sa position), le lieu (la niche selon Beckett) où se trouve ce qui l’occupe (Mme Fellerson pour Korowski), y compris la niche elle-même, jusqu’à en être enragé (La vie avec Lacan offre de nombreux exemples de cette rage), et un troisième lieu qui ne peut être que celui de l’élève, celui qu’avec Canudo l’on peut dénommer « cercle magique ».
Cette triple configuration nous importe. Car, nous pouvons la rapporter à « l’effet d’entre », « entre Jacques Lacan accueilli comme quelqu’un qui a pris la parole, et cette chose pour partie freudienne, qui n’est pas réductible à Freud et qui l’occupa sa vie durant. » Allouch conclut son propos par cette phrase :
Ainsi, peut-on, positionné à une juste place dans la « configuration Lacan », autrement dit inscrit dans son cercle magique, prolonger la jacquerie lacanienne dans ce que l’on appelle un présent.
Cette dernière phrase prend tournure de réponse à la question qui a ouvert ce chapitre : que serait une politique résolument lacanienne ? Celle de la position juste qui permette à chacun, à partir de sa place dans le cercle magique, de traiter ses propres questions, sans alignement d’aucune sorte ni révérence auprès d’aucun maître, et poursuivre aujourd’hui la jacquerie de Lacan en reconfigurant à son tour le champ freudien.