Atelier deux analytiques du sexe
Huitième séance –30 mai 2018 Strasbourg
Le soulèvement
Un dire que non en paroles et en acte.
Voilà que nous arrivons à la fin de cette série de séances de l’atelier. Et pour conclure, nous lisons la conclusion du livre, intitulée Se soulever. Ce titre donne un effet de retour sur ce que nous avons déjà lu, si ce n’est qu’Allouch, comme le petit poucet, parsème son parcours de cailloux et qu’il nous oblige à n’en perdre aucun en chemin, faute de quoi, on y perdrait sa route. Il fait ainsi avec le soulèvement ce travail qui consiste à lâcher des petites choses en plus. Aussi revient-il à L’Entretien avec Farès Sassine que je vous avais lu il y a déjà quelques années.
Pour commencer cette intervention d’aujourd’hui, je vais vous lire quelques passages de cette interview, passages qui jettent un éclairage plus intense, ou nouveau sur ce qu’il en est du soulèvement.
D’abord ce premier passage. C’est Foucault qui parle :
[…]Lorsque tous les journaux m’apprenaient qu’en Iran, il était en train de se passer quelque chose qui était un soulèvement (en italiques par mes soins), un soulèvement qui avait pour caractère de n’être manifestement pas commandé par une idéologie révolutionnaire occidentale, qui n’était pas non plus commandé ni dirigé par un parti politique, ni même par des organisations politiques, qui était un soulèvement véritablement de masse : c’était tout un peuple qui se dressait contre un système au pouvoir, et enfin dans lequel l’importance du phénomène religieux, d’institutions religieuses, de le représentation religieuse était tellement patente…
Le soulèvement est quelque chose. C’est quelque chose qui ne trouve pas son substantif. On verra que cette chose va revenir un peu plus tard. En tout cas, si ce soulèvement n’a pas de nom, si ce n’est ni une insurrection, ni une révolution, c’est quelque chose de nouveau qui émerge, c’est-à-dire que l’on ne sort pas des cartons de l’histoire avec l’estampille de l’historien qui dirait : « Vous voyez, c’est déjà connu, c’est la répétition de… ». Par exemple, ce soulèvement n’est pas une révolution dont on sait que Lacan disait que ce qui caractérise la révolution est qu’elle est circulaire, c’est dire qu’elle revient à la case départ. Peut-on parler raisonnablement, partant de cette remarque que la Révolution de 1789 a été une révolution ? Je vous recommande à ce sujet la lecture de l’ouvrage de Milner Relire la Révolution, paru en 2016 pour qui la seule révolution véritable a été celle de 1789, ce qui lui a valu un débat, disons intense, avec Alain Badiou, surtout quand Milner efface d’un revers de main la Révolution de 1917, la Révolution chinoise, ou celle qui, pour Badiou, demeure la seule qui ait compté au XXe siècle, la Révolution culturelle. Revenons à Foucault : peut-on dire que la Révolution de 1917 en a été une ? Sur cette dernière, il est encore trop tôt pour dire qu’elle n’a pas préparé l’avènement d’un changement véritable. À l’échelle de l’histoire, il manque le recul du temps pour pouvoir répondre à la question. De même en va-t-il de la Commune de Paris. Elle est à la source de toute une série de publications qui sont l’objet de réflexions de philosophie politique qui s’interrogent sur ce que serait l’avènement d’un changement social durable. Donc, il y a là une question : ces révolutions sont-elles des mouvements circulaires ou des ruptures radicales qui font qu’avec elles, le monde change sans retour ?
Le soulèvement est quelque chose. Voilà un premier point. Il y en a d’autres. Le soulèvement n’est pas commandé, ni par une idéologie révolutionnaire occidentale, ni non plus commandé ni dirigé par un parti politique, ni même par des organisations politiques : « C’est un soulèvement véritablement de masse. » Le soulèvement iranien ne répond pas aux critères de la Révolution de 1917 qui a été menée par le parti bolchevique. Il a lieu à l’initiative de la masse. Il s’effectue de lui-même et par lui-même, sans direction politique susceptible d’orienter le mouvement. Cette absence de direction est remarquable en ce qu’elle reconnaît à la « masse » la capacité de devenir un sujet politique. Il y a de ce fait passage de la « masse » au « peuple » : « C’était tout un peuple qui se dressait contre un système au pouvoir », dit Foucault. La remarque intéressante dans cette dernière phrase est que ce peuple, expression de la masse parvenue au statut de sujet politique, ne se dresse pas contre le pouvoir du Shah mais contre « un système de pouvoir. » Ce qui est différent : un système de pouvoir est le mode par lequel le pouvoir se signifie à la masse comme pouvoir. C’est ce mode contre lequel le soulèvement se produit pour le mettre à bas. Et s’il y a une spécificité de ce soulèvement iranien, c’est que non seulement elle ne s’inspire d’aucun modèle mais qu’il se manifeste en ayant recours à sa façon propre qui met en avant « l’importance du phénomène religieux, d’institutions religieuses, de la représentation religieuse ».
Donc le soulèvement est quelque chose de nouveau, sans modèle antérieur, qui se dresse contre un système de pouvoir sans en proposer, dans le moment où il se manifeste, un autre. Il est pur mouvement ascensionnel. Il sollicite l’espace de la verticalité sans but. Il est levée brute comme une apparition dans un horizon où, dans le temps qui la précède, elle n’existait pas. Le soulèvement est émergence d’un sujet qui n’est pas encore politique mais qui prend une forme qui puise dans la chose religieuse.
Continuons à chercher dans le texte de cette interview les éléments de l’analyse de Foucault sur ce soulèvement iranien.
Car il m’a semblé (vous voyez qu’ici Foucault n’est pas sûr de ce qu’il avance) que ce n’était pas en quelque sorte un simple véhicule, que l’Islam n’était pas dans ce mouvement un simple véhicule pour des aspirations ou des idéologie qui, au fond, seraient autres. Ce n’était pas à défaut de mieux qu’on avait utilisé l’Islam pour mobiliser les Musulmans. Je crois qu’il y avait effectivement dans ce mouvement très largement populaire, des millions et des millions de gens qui acceptaient de s’affronter à une armée et à la police qui était évidemment toute puissante, il me semblait (insistance de Foucault sur son impression, il peut se tromper, il y a là dans son analyse quelque chose d’incertain) qu’il y avait là quelque chose qui devait sa force à … ce qu’on pourrait appeler une (hésitation de Foucault dans le choix des termes, cela confine à l’embarras) une volonté à la fois politique et religieuse, un peu à la manière de ce qui pouvait se passer en Europe aux XVème/ XVIème siècle lorsque par exemple les Anabaptistes à la fois se révoltaient contre le pouvoir politique qui étaient en face d’eux et trouvaient le force et le vocabulaire de leurs révoltes dans une croyance religieuse, une aspiration religieuse sincère et profonde.
(Note : L’anabaptisme est un courant chrétien qui prône un baptême volontaire et conscient. Le mot vient du grec ecclésiastique anabaptizein signifiant « baptiser à nouveau ». Cette pensée est un point essentiel de la Réforme radicale, mais se retrouve aussi parmi les vaudois, les bogomiles (Le mouvement bogomile (du nom de son fondateur le prêtre Bogomil) a pris naissance au Xe siècle en Bulgarie. Il s’est propagé dans les pays balkaniques avant de s’étendre dans l’Empire byzantin.), les pauliciens (Les pauliciens rejettent le clergé, la croix, les saints, l’eucharistie, les sacrements, le mariage et le cérémonial des Églises grecques et romaines, leur formalisme et leur appétit pour le pouvoir et la richesse) et dans l’assemblée des chrétiens apostoliques de Thessalonique au XVIème siècle. Les anabaptistes eux-mêmes considèrent descendre directement de l’Église primitive, sans s’être jamais unis avec l’Église catholique.
Le terme a aussi pris historiquement un sens politique, car ce mouvement s’opposa au pouvoir politique et religieux en place enRhénanie(théocratie deMünster) et dans lecanton de Berne au xvie siècle. Mais la majorité des anabaptistes ne suivirent pas leurs frères qui usèrent de violence, et aujourd’hui ils constituent l’un des seuls groupes religieux au sein duquel on a toujours prôné la non-violence, mais aussi la non-résistance au nom de l’amour de Dieu et du fait que son royaume n’est pas de ce monde. Voltaire et Tolstoï les citent souvent dans leurs œuvres. Tolstoï ira même jusqu’à largement adopter leurs préceptes et ceux des Quakers, bien qu’au bout d’un cheminement personnel.)
Revenons au texte de Foucault. Le soulèvement iranien a eu un double volet : 1/ celui de sa force dans son affrontement à une force armée et à une police puissantes ; 2/ celui de l’adoption d’un vocabulaire adéquat à sa volonté politique et religieuse. Sur le premier point, celui de la force suffisante, il lui faut une volonté forte pour venir à bout des forces qui lui résistent. Sur le point 2, comme il est nouveau, le soulèvement doit se forger un vocabulaire adéquat à son aspiration. Dans ce contexte, la volonté devient ainsi un caractère majeur du soulèvement.
Ceci pose évidemment un problème. Si un peuple, une masse parvenue à maturité, se soulève, il porte la volonté générale. Alors le système de sa représentation, tel que l’histoire nous l’enseigne, l’a toujours dessaisi de cette volonté. La volonté générale déléguée a toujours été « représentée, confisquée par un personnel politique, par des organisations politiques ou des leaders politiques. » « Dans nos démocraties, dit Foucault, où les députés, ministres, présidents de la République, parlent au nom de la collectivité, de l’État et de la société, la volonté générale, c’est tout de même quelque chose que l’on sent rarement. »
Le soulèvement est le fait d’une volonté qui se lève. Pour parvenir à cette levée, il y faut la force et le vocabulaire adéquats. Mieux, il lui faut éviter les pièges de sa confiscation par le système de sa représentation par ceux qui parlent en son nom. Ainsi les iraniens sont-ils descendus dans la rue pour affronter les chars non pas parce qu’il y avait quelqu’un derrière eux qui tirait les fils, quelqu’un qu’ils se chargeaient de représenter.
Ils voulaient effectivement autre chose. Et cet autre chose qu’ils voulaient, justement, ce n’était ni un autre régime politique, ni un régime de mollahs, plus ou moins implicitement ; ce qu’ils voulaient, ce qu’ils avaient dans le fond de la tête ou si vous voulez au bout de leur regard quand ils risquaient tout de même quasi quotidiennement leur peau dans ces manifestations, il me semble que ce qu’ils cherchaient, c’était une espèce d’eschatologie, enfin la forme que prenait cette volonté générale ce n’était pas la forme d’une volonté d’État ou d’organisation politique, c’était, me semble-t-il, une sorte d’eschatologie religieuse.
Vous serez sensible comme moi au changement dans la formulation à propos du soulèvement. Nous sommes partis du soulèvement qui est quelque chose. Et voilà que nous en arrivons à : « Ils voulaient effectivement autre chose. » Le pluriel du ils renvoie à ceux qui se soulèvent. Surtout, il ne s’agit plus de quelque chose, mais d’autre chose. On ne sait pas encore quoi, mais s’il y a absence de projet dans le soulèvement, il n’en demeure pas moins qu’il y a rejet de l’existant mais aussi de ce qui a été. Le soulèvement est sans précédent. Enfin, il est le fait de la volonté de ceux qui se soulèvent. Faudra-t-il ici faire un tour du côté de Schopenhauer ? Il semble bien que oui.
On en arrive enfin à la recherche de ce que serait le nouveau vocabulaire à même de qualifier ce soulèvement iranien. Une « sorte d’eschatologie religieuse » dit Foucault. Le fait même de dire « une sorte de.. » montre que ce terme reste mal réglé. Que nous en dit Foucault ?
1/ C’est la forme que prend la volonté générale. Si je prends la définition du terme eschatologie dans le TLF, je trouve :
Eschatologie : THÉOL. Doctrine relative au jugement dernier et au salut assigné aux fins dernières de l’homme, de l’histoire et du monde. Les vieilles traditions orientales d’apocalypse et de descente aux enfers, conservées dans l’eschatologie musulmane (Civilis. écr.,1939, p. 3003).Seule une eschatologie peut sauver intégralement tous les moments du temps et conférer à chacun sa plénitude (Lacroix, Marxisme, existent., personn.,1949, p. 47).
− P. ext., PHILOS. Considérations relatives à l’au-delà de la situation actuelle de l’humanité :
Si je traduis à partir de cette définition ce en quoi consiste le soulèvement iranien, il serait une vision portant sur les fins dernières de l’homme, de l’histoire et du monde. Ceci est insuffisant pour montrer l’importance cruciale de la question de la fin des temps dans l’Islam. En particulier dans le chiisme. Peut-être nous sera-t-il utile d’y revenir avec un théologien musulman. J’ai trouvé dans ma recherche ce passage que je vous livre :
Mahomet, répondant à une question de Jibraïl (l’Archange Gabriel) au sujet des Signes de l’Heure, dit :
« Quand tu verras la servante engendrer sa maîtresse, et les va-nu-pieds, les gueux, les miséreux et les bergers rivaliser dans la construction de maisons de plus en plus hautes »
— Al-Boukhâri et Mouslim.
Des exégètes avancent que ce hadith semblerait faire allusion à la désobéissance des enfants envers leurs parents. Ils expliquent que la femme engendra une fille qui la traitera comme une servante.
Les signes de l’Heure annoncent la fin des temps. Le point remarquable du passage cité est que cette Heure semble bien marquée par un soulèvement, puisque si la servante engendre sa maîtresse, leur rapports s’en trouvent bouleversés. Il en va de même pour les gueux qui bâtiront des maisons de plus en plus hautes, c’est dire qu’ils accèderont à la richesse et au pouvoir.
2/ Cette eschatologie religieuse, cette forme du soulèvement n’est pas, dit Foucault, la forme d’une volonté d’État ni d’organisations politiques. Le soulèvement iranien n’est pas dans son essence un soulèvement politique au sens où il se limiterait à la volonté d’un changement des institutions politiques du pays. Il est avant tout spirituel. Foucault : « À propos de spiritualité politique, la phrase que j’ai dite était celle-ci : j’ai dit que ce que j’ai trouvé là-bas, c’était quelque chose comme la recherche d’une spiritualité politique.» Cette recherche vise beaucoup plus loin qu’une modification du monde dans son actualité.
Ainsi, s’ils voulaient autre chose, c’était une réponse à une aspiration spirituelle qui n’avait pas trouvé de réponse dans le monde contre lequel ils se soulevaient. Foucault : « Il me semble que par gouvernement islamique, les gens comme ça, dans leur masse, cherchaient, pensaient à quelque chose qui était essentiellement une forme non politique de coexistence, une manière de vivre ensemble, et qui ne ressemble en aucune manière à une forme, disons, occidentale de structuration politique.
À tous ces points Allouch ajoute une remarque : le soulèvement peut être le fait d’un seul, de quelques-uns ou d’une masse. Ce qui n’est pas la même chose que de parler d’insurrection ou d’émeutes. Car là, toujours un pluriel est convoqué. Il y a ce fait qu’un soulèvement est indifférent au singulier ou au pluriel. C’est dire que ce n’est pas le nombre qui compte et donc l’effet de masse qu’il peut avoir au départ. Donner de l’importance au fait d’être seul ou plusieurs est, dans la logique du soulèvement, une chose absurde.
Parvenus à ce point, il ne m’est pas possible de résister à l’envie de passer dans cet atelier la lettre filmée de Jean-Luc Godard au Président du Festival de Cannes, lettre à Gilles Jacob et Thierry Fremaux. C’est une lettre de refus, un dire que non, écrit Allouch, une merveille de ce cinéma qui se refuse à l’entrée dans les paillettes de la notoriété, à ce monde de la pensée célèbre tout assujetti aux caprices du moment. Le cinéma, selon Godard, a une autre force que celle de son industrie et de ses appareils de distribution. Ces phrases ou expressions : « En fait, je suis d’autres pistes », « oui, j’irai dorénavant là où je suis resté », « où prendre, quand c’est l’hiver, les fleurs ?», « la certitude sans faille de la loi », « La solution des philosophes a consisté à s’apercevoir qu’il y a apparemment, dans l’esprit humain lui-même, un élément capable de contraindre autrui et ainsi d’engendrer du pouvoir. On appelle habituellement cette faculté la logique. Et elle intervient chaque fois que nous affirmons qu’un principe ou un énoncé possède en lui-même une force probante. C’est-à-dire une qualité qui fait qu’on est véritablement contraint d’y souscrire », « Je déjeune chez Cordelia et je partage son silence », « I don’t have my heart in my mouth, je n’ai plus mon cœur dans ma bouche, alors je m’en vais au vent mauvais qui me porte de ci de là aux feuilles mortes. »
Verlaine :
Chanson d’automne
Les sanglots longs Des violons
De l’automne Blessent mon coeur D’une langueur Monotone.
Tout suffocant Et blême, quand Sonne l’heure, Je me souviens
https://www.youtube.com/watch?v=J00IVFS_u3A
Des jours anciens Et je pleure
Et je m’en vais Au vent mauvais Qui m’emporte Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.
Paul Verlaine, Poèmes saturniens
Il ne s’agit pas là du retrait d’un Godard vieillissant et devenu insensible aux honneurs mais bien de l’affirmation de la persistance de son soulèvement qui lui fait dire : « J’irai dorénavant là où je suis resté. » Le temps n’a pas ajouté une ride à son soulèvement, celui de Pierrot le fou. Il donne actualité à ce soulèvement par son dire que non aux organisateurs du Festival. Non, il ne veut pas de ces sornettes où l’on s’exhibe sur les marches de l’escalier. Car là n’est pas son lieu, là n’est pas le lieu du cinéma. Ce dire que non ne se traduit pas seulement en paroles mais aussi en acte. Ce dernier point est décisif. Sans son refus effectif de s’y rendre, sa lettre aurait perdu de sa portée. Le soulèvement iranien n’est pas seulement dans le refus de la dictature du Shah. Il se manifeste dans la rue lorsque le peuple s’en va devant les chars et les mitrailleuses. La lettre de Godard n’est pas seulement une lettre filmée, elle n’est pas seulement un bijou d’esthétique, elle est aussi en acte son refus de venir. Dire que non en paroles et en actes, écrit Allouch. Cela peut s’exprimer pour ce qui me concerne par exemple, par le refus de la psychopathologie et celui de la formation des analystes qu’il ne suffit pas de dénoncer en paroles mais qu’il me faut traduire en acte dans ma pratique.
En mettant sa lettre filmée sur youtube, Godard ne s’en tient pas uniquement à l’anecdote de son refus. Il le fait savoir. S’il fait acte de liberté par son refus, il s’adresse aussi à celle d’autrui. Comme nous l’avons montré ailleurs, dans le geste de William Burroughs quand il écrit le Festin nu. Il ne s’agit pas de donner à l’écriture sa liberté par rapport à la dictature du sens, il s’adresse à Ginsberg pour l’inviter à user de sa propre liberté pour faire sa démarche littéraire de son côté. En publiant le livre, Burroughs fait de même en s’adressant de cette manière à ses lecteurs. Allouch :
L’acte ne concerne pas seulement le sujet, quand bien même c’est seul qu’il l’aura engagé. Ainsi a-t-on pu voir que sa liberté pouvait s’exercer en allant au-devant de celle d’autrui (193).
Dans la diversité actuelle des écoles d’analyse, les exégètes ont trop longtemps dénoncé la querelle des petits chefs qui, chacun, taillait son pré carré. Ne commet-on pas ainsi une grave erreur, celle de croire, comme le disait Valéry, les professions délirantes qui disent : il n’y a que moi, que moi, que moi ? Bien plus pertinente est l’opinion selon laquelle une telle diversité témoigne de la liberté de chacun de choisir le lieu où inscrire son travail, sa critique et sa capacité à recevoir celle des autres. Un ami qui m’est cher me disait, il n’y a pas longtemps, que faute d’avoir donné accueil aux travaux d’autrui, nous formions des sectes fermées, crispées autour de notre gourou. Sans doute, y avait-il une part de vérité dans son jugement. Mais tout dépend de la façon dont se constituent les groupes, écoles et sociétés. Certaines peuvent recevoir ce label de sectes, mais je ne suis pas sûr, loin de là, qu’une telle formule soit généralisable. Car, avec le diagramme qu’Allouch propose, avec son cercle magique, on voit combien ce cercle n’est pas homogène et uniforme et combien il peut y avoir de travaux divers dans une même école. Il suffit de se pencher sur les publications de l’école lacanienne pour voir à quel point elles sont diverses, témoignant de la nécessaire liberté de chacun au sein du cercle magique. De ce point de vue, il n’y a pas d’intérieur d’une école marqué par l’homogénéité de sa doctrine, intérieur qui se démarquerait d’un extérieur offert aux qualificatifs variés de « moins sérieux », de « mauvais », de « non lacaniens », voire de paranoïaque. Le cercle magique, comme son nom ne le dit pas, n’a ni intérieur ni extérieur. Qu’il ait la structure du huit intérieur se rapproche de la vérité. En fait, cette diversité, que l’on la retrouve au sein de l’école ou à son « extérieur », n’est que le signe de la liberté qui y règne dès lors que chacun tire les conséquences de son engagement dans le champ freudien et y donne du sien. Je peux témoigner de ce parcours qui fit de moi à mes débuts un militant lacanien et progressivement me détacha d’une telle emprise pour travailler ensuite avec des amis qui, chacune et chacun, ont adopté leur propre voie, me laissant devant la difficulté engendrée par leur propre liberté qui faisait que, non, ils avaient décidé de ne plus me suivre. Et de cette difficulté, j’ai pu retirer la leçon du propos que je vous tiens aujourd’hui. Et je m’en porte de ce fait infiniment mieux, plus libre que je ne l’ai jamais été de mon propos, détaché du souci de faire groupe.
Alors se pose la question éthique de l’analyse. La vulgate dit : « Ne pas céder sur son désir. » Allouch propose : « Si ce sur quoi nul ne cède jamais (…), c’est sur sa liberté (196). » Le « Ne pas céder.. » est une tournure injonctive qui, par son aspect surmoïque, est incompatible dans son emploi au sujet de la liberté. Plutôt que la force héroïque de celui qui ne cède pas sur son désir, conviendrait ce qu’Allouch appelle « la fragilité de l’analyste » (197). De cette fragilité, j’ai fait l’expérience devant certains neuroscientifiques, pas tous heureusement, puisque certains ne voient pas comme incompatible avec leur science le fait de venir s’allonger sur un divan. La fragilité de l’analyste tient à ce que devant tant de science, il n’a rien à objecter. Les élaborations actuelles de l’analyse, celles qui donnent à l’illumination sa place, à chacun son mot à propos du parlêtre, pèsent de peu de poids devant le corpus homogène de ceux qui se présentent comme seul détenteur de la vérité de l’esprit. L’analyste est bien fragile devant ce bloc qui vous demande votre justification. La fragilité de l’analyste le met en position de minoritaire sans que soit toujours perçue son état de soulèvement devant ce que Godard dit du philosophe : « La solution des philosophes a consisté à s’apercevoir qu’il y a apparemment, dans l’esprit humain lui-même, un élément capable de contraindre autrui et ainsi d’engendrer du pouvoir. » Ce n’est pas pour rien que les GAFA financent le projet Brain dont ils devinent les moyens inouïs que ces recherches vont leur donner pour asservir les esprits à leur visée commerciale. L’analyste, quant à lui, se préoccupe de savoir ce qui dans l’esprit humain lève la contrainte de cet élément qui pèse sur autrui et annihile son effet.
À la formule : « Ne pas céder sur son désir », Allouch en propose une autre, toute simple, sobre et peu agressive : « Ne jetez pas ce qui n’est pas tombé. » C’est un extrait du poème de Victor Hugo, « L’ange de la liberté », tiré de La fin de Satan que je reprends de la page 197 :
Or, près des cieux, au bord du gouffre où rien ne change, Une plume échappée à l’aile de l’archange,
Était restée, et pure et blanche, frissonnait.
L’ange au front de qui l’aube éblouissante naît,
La vit, la prit, et dit, l’œil sur le ciel sublime :
– Seigneur, faut-il qu’elle aille, elle aussi, dans l’abîme ? – Il leva la main, Lui par la vie absorbé,
Et dit : – Ne jetez pas ce qui n’est pas tombé.
Tout lecteur attentif reconnaîtra dans cette plume l’objet a. Soit ce qui relève de la première analytique du sexe, celle de l’objet.
Mais alors quelle serait la formule de l’éthique adéquate à la seconde analytique du sexe ? « L’analyste exerce sa liberté en s’adressant à celle d’autrui (197). » Plus d’injonction, ni d’ordre, ni contrainte soi disant éthique, mais un geste qui, écrit Allouch, rejoint celui de n’importe qui, de n’importe qui qui parle (Cf. à ce sujet le parlêtre de Lacan dans son texte Joyce II).
Pour ce qui suit, je prends le risque de paraphraser Allouch dont vous avez pu voir que jusqu’ici, je l’ai suivi à la trace. Telle est la méthode que j’ai adoptée : pour parvenir à lire quelqu’un, il me faut le suivre au plus près pour ensuite, à partir de son dire, développer le mien.
Il s’agit de s’arrêter sur un entretien de Foucault avec R. Martin, de l’Université du Vermont que l’on trouve dans le volume IV des Dits et Écrits (25 octobre 1982) 362, p.779 :
Chacun de mes livres représente une partie de mon histoire. Pour une raison ou une autre, il m’a été donné d’éprouver ou de vivre ces choses. Pour prendre un exemple simple, j’ai travaillé dans un hôpital psychiatrique pendant les années cinquante. Après avoir étudié la philosophie, j’ai voulu savoir ce qu’était la folie : j’avais été assez fou pour étudier la raison, j’ai été assez raisonnable pour étudier la folie. Dans cet hôpital, j’étais libre d’aller des patients au personnel soignant, car je n’avais pas de fonction précise. C’était l’époque de la floraison de la neurochirurgie, le début de la psycho-pharmacologie, le règne de l’institution traditionnelle. Dans un premier temps, j’ai accepté ces choses comme nécessaires, mais au bout de trois mois (j’ai un esprit lent !), j’ai commencé à m’interroger : « Mais en quoi ces choses sont-elles nécessaires ? » Au bout de trois ans, j’ai quitté cet emploi et je suis allé en Suède, avec un sentiment de grand malaise personnel ; là j’ai commencé à écrire une histoire de ces pratiques.
À la lecture de cette réponse à l’entretien, on voit le mouvement en deux temps qui s’est opéré chez Foucault. Premier temps: celui de l’acceptation de ces choses (l’hôpital, son fonctionnement, les rapports avec les patients, etc.) posées « comme nécessaires. » Deuxième temps : celui de l’interrogation « En quoi ces choses sont-elles nécessaires ? »
Allouch lit dans ce deuxième temps le soulèvement de Foucault :
Il se questionne, refuse qu’il en soit ainsi, se soulève, exerce une liberté qui, mise en acte avec la publication de son Histoire de la folie, s’adresse à la liberté d’autrui, à commencer à celle des psychiatres qui ont accueilli Foucault dans leur hôpital et qui, pour la très grande majorité d’entre eux, n’ont pas voulu de cette liberté (198) […]
Autrement dit, ouvrir les portes de l’hôpital, voilà ce qui reste à faire, que le psychiatre franchisse le pas de ce lieu où ce n’est pas seulement son patient, son malade, le fou qui est incarcéré mais aussi lui, qui, sans le savoir, sans franchir le pas de sa liberté, reste au dedans, prisonnier, enfermé. Donc Foucault se soulève, et c’est ce dont témoigne un écrit, l’Histoire de la folie. Il le fait par l’écriture. Son écriture est son soulèvement même. Mais, comme il est destiné à autrui, la liberté qui se signifie dans cet écrit s’adresse à autrui, celui qui va le lire et dont l’usage sera d’en faire à son tour un usage pour sa liberté.
Lacan va avoir aussi sa façon de la produire, la liberté. Allouch : « […]Lacan sexualise la liberté. ». Vue comme identique à l’in-existence du rapport sexuel, cette liberté à la mode Lacan n’est pas tant sexuelle que sexuée, formule-t-il.
Petit retour en arrière : on l’a vu ici même : est libre quiconque se trouve déshabité du désir de rapport sexuel (199). » Lacan, dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, a posé l’identité de la liberté et du non-rapport sexuel : « Et pourquoi, sinon pour préserver ce qui s’appelle la liberté, en tant qu’elle est précisément identique à cette non-existence du rapport sexuel. (Lacan séance du 17 février 1971, D’un discours qui ne serait pas du semblant.) »
Cette identité au non-rapport sexuel sexualise la liberté. Sexualiser la liberté ne mène pas à la liberté sexuelle. Elle indique que la liberté est sexuée, ce qui n’est pas pareil. Dire la liberté sexuée indique qu’il n’y a pas de liberté qui ne soit le non rapport sexuel. Affirmer la liberté comme nécessité revient à poser le non rapport sexuel comme incontournable. Et à inscrire cette liberté dans le champ de la deuxième analytique du sexe, soit celui de l’inexistence du rapport sexuel. Ceci a une implication : comme à propos du soulèvement, il a été question du désir d’absence de désir du rapport sexuel, alors « est libre quiconque (je souligne le quiconque) se trouve déshabité du désir de rapport sexuel. » Si ce désir d’absence de désir de rapport sexuel est inexistant, alors quiconque est affecté par l’absence de ce désir est libre. Si j’ai souligné quiconque, c’est que cet aphorisme vaut pour chacun qui est déshabité d’un tel désir. Si la liberté est sexuée, elle a trait à ceci que est libre quiconque n’a de rapport au sexe que déshabité du désir de rapport sexuel.
Ce quiconque va renvoyer à un n’importe qui. Nous allons voir son importance dans la suite.
Quand il en arrive à sa conclusion, Allouch reprend les thèmes principaux de son livre. Il les résume dans deux thématiques principales : la configuration d’une scène donnant lieu à un cercle magique, et puis les quatre termes liés entre eux et présentés dès le début du livre : liberté, soulèvement, aliénation, séparation.
Il en vient à Descartes, celui de Pierre Macherey, dans S’orienter (Paris, éditions Kimé, 2017). Ce qui m’amène à vous proposer un petit tour par Descartes et Macherey :
Descartes tout d’abord :
Je suis contraint d’avouer que, de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne pouvais maintenant douter, non par une inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons très fortes et mûrement considérées.
Que dit Macherey de ce passage ? Le « je » ne peut pas rester indifférent devant tant de raisons de douter. Il va lui falloir prendre personnellement position. Il se définit ainsi, je cite : « Par la liberté de donner ou de refuser son assentiment dont il est porteur. Celle-ci (la liberté) représente tout ce qui lui reste, le seul pouvoir auquel il puisse s’accrocher lorsque l’ensemble de ses convictions passées se trouve remis en question (PM, 174). »
Que se passe-t-il avec ces anciennes opinions ? Descartes :
Ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu’elles ont eu avec moi leur donnant droit d’occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresse de ma créance.
On ne se débarrasse pas comme cela de ses anciennes opinions. Non seulement, elles résistent à l’entreprise du doute mais elles reviennent à la charge au point de reprendre la main et de nouveau occuper l’esprit. Que faire devant un tel retour ? Macherey cette fois-ci :
Face à cette situation, il n’y a d’autre parti à prendre que d’inaugurer une nouvelle séquence temporelle, en faisant table rase des pensées appuyées sur l’usage et sur l’habitude, et tirant leur autorité de leur ancienneté, qui n’offrent aucune prise : ce schème décisionnel, qui exploite le paradigme d’un nouveau départ, est une constante chez Descartes, qui considère que la condition fondamentale de la libération de l’esprit est qu’il trouve le moyen de rompre avec son passé, et recommence, entièrement à ses frais, une autre histoire, en profitant du fait que les modalités de son fonctionnement ne sont pas définitivement arrêtées, et qu’il lui est en permanence permis de les renégocier (176).
Le raisonnement proposé ci-dessus, pris en alternance avec Descartes et Macherey, tient en trois temps (du moins est-ce ainsi que je l’ai lu): d’abord celui du doute. Douter, c’est user de sa liberté pour donner ou refuser son assentiment à quelque chose. Lorsque je remets en question l’ensemble des opinions que j’ai reçues, que je les mets en doute, ceci ne peut se faire que pour autant que je m’accorde la liberté de les accepter ou de les refuser. C’est dire combien par cette liberté, je m’émancipe vis-à-vis de tout ce que j’ai reçu et à quoi j’avais assenti en le présupposant comme vrai.
Temps suivant : celui de la résistance au doute : c’est le retour des anciennes opinions. Elles reviennent en force et se réinstallent dans mon esprit au point qu’elles en redeviennent maîtresses. On pourra trouver dans ce deuxième temps celui du retour des anciennes croyances.
Vient enfin le troisième temps : celui qui inaugure une nouvelle séquence temporelle qui fait table rase de ces anciennes croyances. C’est le paradigme d’un nouveau départ, celui qui rompt avec le passé et commence, « à ses frais » une nouvelle histoire.
Parlant de son expérience personnelle, Descartes nous livre sa façon d’opérer pour parvenir à ses fins, à ses frais, à la production du paradigme d’un nouveau départ. On voit combien pour se dégager du poids de ses anciennes opinions, il a recours à la liberté de son esprit qui lui permet de faire le tri et séparer le bon grain de l’ivraie. Mais surtout, Allouch insiste sur ce point, alors qu’il n’y a là selon Macherey que l’exposé par Descartes de sa méthode, il n’en demeure pas moins que, à partir du point de sa liberté conquise, Descartes, en publiant sa méthode, s’adresse à la liberté d’autrui : « Descartes laisse libre son lecteur de renouveler ou pas son expérience du cogito (209). »
Alors comment s’y prendre pour régler son adresse à partir de son point de liberté sur la liberté d’autrui ? Allouch voit dans la réponse un double volet. Elle est marquée par la contingence, cette réponse, tout en passant par la nécessité.
D’abord, s’adresser à la liberté d’autrui suppose que la configuration de la situation le permette. Selon le cas, cette adresse changera. D’où la contingence qui à chaque fois y est à l’œuvre. Elle sera ci ou çà, selon le moment et les circonstances qui prévalent. Les réponses données doivent être appliquées à la situation. Et donc changer selon la situation. D’où le fait que si l’analyste ne s’adresse jamais qu’à la liberté de son analysant, il ne le fera pas selon un codex de type jungien mais en fonction de la configuration dans laquelle il se trouve au moment de son intervention.
Quant à la nécessité, elle va passer par une référence qu’Allouch trouve dans une histoire extraite du livre Pas ici, pas maintenant (Erri de Luca, Paris, Gallimard, 2008, p. 74-75). Le père de l’auteur est en train de se raser ce matin-là devant son miroir lorsque, apparaît à travers la porte de la salle de bains entrebâillée, son fils. Ce dernier lui demande : « Papa, si moi je ne veux pas être en attente et si je veux être sans attente, est-ce que je peux ? ». Son père arrête de se raser et il ouvre largement la porte. Il lui répond : « Si tu es capable de vivre sans attente, tu verras des choses que les autres ne voient pas. » Puis, il ajoute : « Ce à quoi tu tiens, ce qui t’arrivera, ne viendra pas par une attente.(204) » Commentaire de de Luca : « Je le regardai de tous mes yeux. Ce n’était pas lui (souligné par moi), même sa voix était différente. Quant à moi, je n’étais pas certain d’être celui qui avait posé la question. »
L’analyse de ce passage est des plus instructives. Car on voit comment opère la réponse à la question qu’initialement son fils adresse à son père qui se rase dans sa salle de bains. Comment répond-il ? Il répond comme le ferait n’importe qui. Souvenez-vous, nous avions mis en réserve ce n’importe qui que nous avions laissé à côté d’un quiconque. Lisons le commentaire d’Allouch :
Ce père formule ce que dirait n’importe qui sachant régler sa réponse sur rien d’autre que sur la question posée. Il n’y a plus, dans cet échange, ni père (ce n’est pas sa voix), ni fils (il n’est pas certain d’être à l’origine de sa question), ni famille, ni même familiarité. Cela, Lacan l’a nommé « déchariter ».
Quelles sont les caractéristiques de ce « déchariter » ? Cela ne se peut qu’au présent, qu’en présence (un clin d’œil à ceux qui font des séances d’analyse sur skype ?). « Le n’importe qui se fait présent lorsque le père cesse de se raser et ouvre largement la porte qui le séparait de celui qui l’interrogeait. Ces deux gestes le dépouillent, le délivrent de sa stature de père ayant un enfant qui ne pose pas de questions.»
Cette scène est exemplaire dans la mesure où cet homme accepte d’être dérangé par son enfant dans un rituel de la journée qui n’est pas sans importance, car que font les hommes, les pères quand, chaque matin, ils se rasent ? En acceptant cette interruption, et donc sorti de son statut de père, celui qui se rase dans la salle de bains, que fait-il d’autre que se montrer respectueux devant la question que son fils lui pose, devant cette question qui lui vient de quelqu’un qui, à ce moment-là, n’est plus son fils mais qui pourrait être n’importe qui ? Allouch ne dit plus « père », il écrit cet « homme ». Cet homme respecte la question venue de celui qui lui dit qu’il ne veut plus attendre. Et il lui répond comme le ferait n’importe qui respectueux de la question posée. La question posée par celui qui n’est plus l’enfant, le fils, se respecte. C’est dans un soudain changement de registre qu’il lui répond. Car qu’est-ce que la question : « Papa, si moi je ne veux pas être en attente et si je veux être sans attente, est-ce que je peux ? » si ce n’est une question marquée par un soulèvement ? Qu’est-ce qu’un soulèvement si ce n’est le refus d’attendre ? C’est ce que respecte cet homme en cessant de se raser et en ouvrant la porte. « Une telle contribution, je l’appelle « analyser », écrit Allouch (205). Il poursuit : « [Ceci] désigne cet acte où l’on ne se tient pas en arrêt devant la liberté d’autrui, où l’on s’autorise à être libre de s’adresser à la liberté d’autrui. »
Le fait est que, dans ce court épisode, se produit une redistribution des rôles. Chacun se trouve mis à une place, à sa place, localisé en un lieu où il est séparé de l’autre. Plus de père, plus de fils mais chacun à sa place, distincte de la place de l’autre. Souvenez-vous du cercle magique et ce point où chacun de ce cercle y est parfaitement isolé. C’est en ce sens que le n’importe qui apparaît comme produit de cette adresse d’une liberté conquise par l’un qui s’adresse à celle de l’autre dans une nouvelle répartition des places. Eh bien, c’est là le nécessaire qui entre en jeu dans la contingence produite par la configuration du lieu (la salle de bains). La réponse relève du nécessaire, comme si, prise dans la configuration du lieu, elle ne tenait pas compte de cette contingence. Comme réponse prise dans cette configuration, elle s’inscrit dans un autre registre qui relève du nécessaire, c’est-à-dire dans celui d’une réponse qui a lieu comme si ce lieu n’existait plus. Le père devient un homme qui répond à un autre homme, qui n’est plus son fils mais n’importe qui qui aurait ainsi sa réponse venue d’un autre n’importe qui. Allouch, devant ce moment de liberté appliquée :
Celui qui répond ainsi est délesté de sa fonction (de parent, d’analyste, de malade, etc.), est déshabité de tout souci d’être lui-même et de prendre la parole en tant que tel : la réponse est celle de n’importe qui (210).
Il poursuit : « Cette autre et différente manière de liberté ne peut s’exercer que lorsque l’on se trouve dans cette position, sans doute ici trop brièvement signalée, de quelqu’un qui vit en mourant (210). » Qu’est-ce que ce vivre en mourant ? C’est vivre en tant que n’importe qui, sans plus d’identité que cette vie, qui meurt et pour le reste, dépouillée des fonctions de père, de professionnel de psychologue, d’analyste. Vivre en mourant indique que l’on vit tout court. Si n’importe qui est vivant, il n’empêche que n’importe qui reste n’importe qui, c’est-à-dire en parfaite indifférence vis-à-vis de tout ce qui l’identifie et lui donne de l’être. « Celui-là (ce quelqu’un qui vit en mourant) n’a nul besoin de se croire un être psychologique, lequel « être » n’est que fiction au service de l’ordre social. Car répondre ainsi, en s’adressant à la liberté d’autrui, c’est, on l’a vu, ne plus en rien être soi (210). » Ainsi, le n’importe qui n’est d’aucune manière le tout venant. C’est quelqu’un qui n’est plus en rien soi, qui est délesté de tous les critères ontologiques que la société lui donne, qui ne répond jamais que d’une position que l’on pourrait qualifier de neutre. Le neutre sans la couleur, sans les qualités qui spécifient l’être dans son soi. Il y a par rapport à ce n’importe qui l’indication de l’analyste, non pas de ce qu’il est mais de son mode de réponse dès lors qu’il se trouve interpellé par le soulèvement de son analysant. Il est libre parce que non retenu par la moindre contingence sociale. Du fait de cette liberté, il peut orienter sa réponse en fonction de la configuration offerte par celui ou celle qui s’adresse à lui.
Allouch conclut son livre par cette phrase où il présente son cogito, formule dès lors reconnue par lui comme adresse de la liberté de Descartes à la liberté de celui qui la lit :
Mon cogito : je n’ai d’autre choix que de régler mon adresse à autrui sur cette liberté à l’œuvre dans cette situation qu’autrui me présente, donc j’ek-siste (211).
Ek-siste, avec un k, qui n’est pas le x de l’existence, indique que le j apostrophe de cette expression j’ek-siste est le n’importe qui. J’ek-siste, vous le voyez, n’est pas je suis, n’est pas sum. Pas d’être en jeu dans l’affaire. Je dirai ceci autrement : j’ek-siste comme n’importe qui, n’importe qui qui vit comme mourant. Voilà la phrase banale qui résulte de cette mise en tension éthique qui fait série et qui part du « Ne pas céder sur son désir » pour aller au « Ne jetez pas ce qui n’est pas tombé », puis à « « L’analyste exerce sa liberté en s’adressant à celle d’autrui » pour enfin conclure par « Je n’ai d’autre choix que de régler mon adresse à autrui sur cette liberté à l’œuvre dans cette situation qu’autrui me présente, donc j’ek-siste. »
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