Atelier deux analytiques du sexe
Sixième séance – 28 mars 2018 Strasbourg
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Lacan est le nom d’un soulèvement. –
La bataille des exergues
On s’arrêtera aujourd’hui sur une phrase que l’on trouve dans le chapitre IV du livre, intitulé
Que serait une politique résolument lacanienne ?
Question : de quoi le nom de Lacan est-il un soulèvement ? On ne tiendra dans ce qui va suivre qu’un propos limité. Il indique comment le soulèvement de Lacan s’est produit à un moment historique donné et comment il s’est manifesté autour d’enjeux qui restent d’actualité. L’affaire en 1952 était politique. Il va nous revenir d’examiner en quoi.
Le texte qui suit a été rédigé en 2012 à l’occasion d’un séminaire donné à Mexico. Je l’ai reproduit pour ce soir dans la version raccourcie d’une séance qui fut donnée le 26 octobre 2012. J’ai intitulé cette séance « La bataille des exergues ». Elle montre en quoi la position de Lacan relève d’un soulèvement contre l’opinion docte qui prévalait à cette époque chez les psychanalystes qui projetaient de fonder l’Institut de Psychanalyse de Paris. Aujourd’hui, le fait de connaître la suite de cet épisode ne nous montre pas à quel point Lacan fut seul à se lever contre un projet, celui de Nacht, qui bénéficia du soutien de Marie Bonaparte. Ce court exposé présente comment le soulèvement de Lacan se fit en deux temps et à deux niveaux : l’opposition au projet Nacht, et l’invention d’un nouveau vocabulaire, ce dernier point nous étant particulièrement utile pour autant que l’on accorde à Allouch assez d’attention pour constater combien à son tour, il introduit un nouveau vocabulaire dans le champ freudien à même de répondre à sa découverte des deux analytiques du sexe.
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Un exergue, nous dit le Trésor de la Langue française, est, au sens figuré, une formule, pensée, citation placée en tête d’un écrit pour en résumer le sens, l’esprit, la portée, ou inscription placée sur un objet quelconque à titre de devise ou de légende. Dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Lacan place un exergue de sa préface que l’on retrouvera dans les trois versions du texte. Je vous le lis :
En particulier, il ne faudra pas oublier que la séparation en embryologie, anatomie, physiologie, psychologie, sociologie, clinique1 n’existe pas dans la nature et qu’il n’y a qu’une discipline : la neurobiologie à laquelle l’ observation nous oblige d’ ajouter l’ épithète d’humaine en ce qui nous concerne.
Cet extrait est présenté par Lacan comme citation placée en exergue du projet de création de l’Institut de Psychanalyse de Paris, en 1952. Le même exergue se retrouve donc dans deux textes, celui de l’Institut et celui de Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse.
En novembre 1952, Sacha Nacht présente un projet de statuts pour l’Institut de psychanalyse de Paris. Dans l’exposé des motifs de son projet, Nacht place cette phrase en exergue. Elle est extraite de la préface d’un livre de Constantin von Monakow et de Raoul Mourgue, intitulé Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la psychopathologie. Ce livre paraît en 1928, à Paris, aux éditions Alcan. Il existe une présentation de l’ouvrage qui date de 1928, dans L’Année psychologique, (XXIX, analyses bibliographiques, 1928, p. 257) qui donne une idée intéressante des thèses de Monakow et Mourgue.
Dans cet ouvrage, les auteurs esquissent les principes d’une neurologie réunissant harmonieusement les disciplines les plus séparées dans les traditions de l’époque : clinique, embryologie, anatomie, physiologie, psychologie et sociologie.
Sous l’influence de Hughlings Jackson et d’Henri Bergson, la première partie de l’ouvrage, placée sous le titre L’intégration, développe l’idée de l’existence d’une conscience biologique qu’ils nomment « syneidesis ». Selon les auteurs, cette conscience assurerait la régulation fonctionnelle de l’organisme. Partant des réflexes comme processus neurologiques élémentaires jusqu’à ceux, élaborés, des connaissances ou gnosies et par le recours au langage, elle atteint le seuil élevé de la notion philosophique de causalité2. Les auteurs effectuent ainsi un saut qualitatif qui les fait passer de l’échelle neurologique élémentaire du réflexe à celle élevée de la philosophie. La thèse développée dans cette première partie propose la neurologie comme science universelle des problèmes humains. La conception unitaire de l’homme qui s’ensuit s’appuie sur deux systèmes : le système des instincts, intéroceptif, et le système de l’orientation extérieure, le système de causalité, les deux systèmes fonctionnant selon une distribution hiérarchisée qui va du bas (le système des instincts) vers le haut (le système de causalité).
La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée La désintégration, porte sur la pathologie et s’appuie sur les thèses jacksoniennes comme celle de régression de la conscience biologique à des niveaux inférieurs du système de l’esprit. Quand défaillent ses fonctions supérieures, les niveaux inférieurs voient leurs fonctions se libérer, ce qui provoque l’émergence des symptômes morbides.
Dans un article paru en 2006, dans la revue de neurosciences Biologies, Mario Wiesendanger, de la faculté des sciences de Fribourg, en Suisse, rend hommage aux travaux de Constantin Monakow (1853-1930). Directeur de l’Institut d’anatomie cérébrale de Zürich, il est présenté comme un pionner dans les sciences interdisciplinaires du cerveau, réputé surtout par sa
1 « Chimie » dans la première version.
2 On se reportera avec intérêt au texte de Lacan : « Propos sur la causalité psychique », in Écrits, Paris, Seul, 1966, p.151. Et pour aller plus avant dans le débat entre Lacan et Ey, on se rapportera avec profit aux Actes du Colloque de Bonneval, tenu les 28, 29 et 30 septembre 1946, dans : L. Bonnafé, H. Ey, S. Follin, J. Lacan, J. Rouart, Le problème de la psychogénèse des névroses et des psychoses, Bibliothèque neuro- pychiatrique de langue française, Desclée de Brouwer, 1977.
critique de la notion de localisation cérébrale à laquelle il préférait une conception dynamique du fonctionnement cérébral. Telle est la présentation actuelle l’un des auteurs de l’exergue que Nacht met dans les statuts de l’Institut de psychanalyse de Paris en 1952 !
Cette citation de Monakow et Mourgue placée par Nacht prend dès lors toute son importance. Que dit-elle ? Il y a une discipline reine, la neurobiologie humaine. Elle réunit à elle seule toutes les sciences de l’homme : embryologie, anatomie, physiologie, psychologie, sociologie, clinique. C’est là la science de l’homme faite de toutes les autres.
Que dit à son tour Sacha Nacht dans le texte des statuts qu’il propose ce mois de novembre 52 pour l’Institut et dont nous venons de commenter l’exergue ?3 La psychanalyse y est présentée comme « branche » de l’activité scientifique. Qualifiée de « classique », elle est une discipline qui « n’a qu’une valeur relative à l’égal des autres mouvements scientifiques ». Elle n’exclut pas « l’apport valable des autres branches d’activité concourant à la connaissance de l’homme sain ou au traitement de l’homme malade. » L’homme est sain ou malade : voici le binôme normal/pathologique qui enserre la pensée et que dénonçait Foucault. À l’inverse, « par son caractère général, la psychanalyse apporte aux autres disciplines un mode nouveau d’appréhender l’objet d’étude de cette discipline. » Nacht poursuit :
C’est ainsi que l’ethnologie, la sociologie, la pédagogie ont pu, avec fruit, utiliser les données concrètes de la psychanalyse. (43)
Chaque science apporte son obole à l’édification de la science reine. La psychanalyse fournit des données concrètes, pratiques, utiles, et nécessaires à la psychopathologie, donc à la médecine.
Ce texte ne brille pas par la qualité de son propos. Les notions qui viennent d’être présentées sont générales, voire floues. Lacan, on le sait, avait entretenu avec Nacht une relation d’amitié jusqu’à la période qui va mener à la scission de 53. Dans une lettre du 14 juillet 1953 écrite à Loewenstein, il rapporte la visite que lui fit Lagache en pleine scission. Le même Lagache constata chez Nacht « la nullité de ses positions doctrinales.»
Pour nulles qu’elles aient été, les options de Nacht présentent néanmoins un intérêt. La bêtise de son propos ne masque pas l’enjeu de la bataille qui se passe fin 52 et début 53. Cet enjeu est la place de la psychanalyse dans le concert des sciences de l’époque. Aux yeux de Nacht, la psychanalyse n’a qu’une valeur relative, eu égard aux autres mouvements scientifiques. Elle est à leur égal. Il ne convient pas de la mettre en première position mais dans un tout dont elle n’est qu’une partie. La position épistémologique de Nacht est relativiste. Si la psychanalyse, dit-il, n’est qu’une branche du grand arbre de la connaissance, ces branches se raccordent au seul tronc de la neurobiologie dont on sait, avec Monakow et Rourgue, qu’il s’agit de la neurologie comme science d’une conscience qui serait biologique.
Au texte de Nacht qui date de décembre 52, Lacan répond en janvier 53 par un projet d’amendement aux statuts proposés par Nacht. Il le fait précéder d’une lettre adressée à tous les membres de l’Assemblée de la Société psychanalytique de Paris. À cette époque, la situation est confuse et à y revenir, on prend le risque de s’y perdre. Néanmoins, on sait que le 20 janvier 1953, lors de cette Assemblée, Lacan sera élu à la présidence de la Société
3 La scission de 1953, La communauté psychanalytique en France 1, Documents édités par Jacques-Alain Miller, Paris, supplément au n°7 d’Ornicar ?, Paris 1976, p. 42.
Psychanalytique de Paris, contre la candidature de Cénac soutenu par la Princesse Bonaparte qui s’était alliée entre temps à Nacht après s’y être opposé. L’élection de Lacan n’est qu’une victoire à la Pyrrhus. Nacht et son groupe prennent la direction de l’Institut et font passer leurs statuts.
Il y a donc deux textes de Lacan : une lettre aux membres de la Société et le projet d’amendement aux statuts. Ils sont antérieurs à l’assemblée générale du 20 janvier et ils sont destinés à la discussion. Au moment où il l’écrit, Lacan est, depuis décembre 52, directeur provisoire d’un Institut encore à naître. On présente souvent son texte d’amendement comme un texte de conciliation vis-à-vis de Nacht4.
Dans sa lettre, Lacan précise qu’il vise non pas le compromis avec le groupe Nacht, « mais l’accord ». C’est un curieux accord. Il propose de prendre acte de la « division » qui traverse la Société et de l’utiliser en y intégrant « la raison ». Suit la plaisanterie :
Si vous me permettez maintenant, en faveur des vœux de la nouvelle année et de la licence rituelle qui s’y relie dans toutes les traditions, d’user de la plaisanterie intime, je vous dirai que je présente ici à notre corps morcelé l’instrument d’un miroir où veuille le ciel qu’il anticipe son unité.
Ce joke est un amusement sérieux : si la Société psychanalytique de Paris est ainsi divisée, c’est par défaut d’un miroir qui permette à son corps morcelé d’anticiper son unité. Ainsi cette Société se situe-t-elle à une étape antérieure au stade du miroir. Elle n’existe par conséquent pas. Autrement dit, la Société psychanalytique française reste à fonder. Elle viendra dix ans plus tard avec la fondation de l’EFP.
Si l’on se penche maintenant sur le projet d’amendement de Lacan aux statuts d’un Institut ayant pour charge la formation des psychanalystes, on y trouve un exergue bien différent de celui de Nacht. Le voici :
Si l’on avait – idée qui semble aujourd’hui fantastique – à fonder une faculté analytique, on y enseignerait certes bien des matières que l’École de médecine enseigne aussi : à côté de la « psychologie des profondeurs », celle de l’inconscient, qui resterait toujours la pièce de résistance, il faudrait y apprendre, dans une mesure aussi large que possible, la science de la vie sexuelle, et y familiariser les élèves avec les tableaux cliniques de la psychiatrie. Par ailleurs, l’enseignement analytique embrasserait aussi des branches fort étrangères au médecin et dont il n’entrevoit même pas l’ombre au cours de l’exercice de sa profession : l’histoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, l’histoire et la critique littéraire.5
On aura reconnu un passage de La question de l’analyse profane, publiée par Freud en 1927. L’exergue sert à Lacan de réponse à Nacht. La bataille entre les deux hommes passe par leurs exergues. Ils montrent que l’accord souhaité par Lacan dans sa lettre s’annonce mal. Cette fois-ci, c’est Freud qui parle et non Monakow et Rourgue. Freud décline les matières susceptibles d’être enseignées dans une École supérieure de psychanalyse. La place de la
4 La scission de 1953, La communauté analytique en France 1, supplément au n° 7 d’Ornicar ? Paris, octobre 1976, p. 39.
5 Cette citation de Freud par Lacan semble incomplète. Voici le passage tel qu’on le trouve dans les OC, vol. XVIII, p. 73 :
« Si ce qui aujourd’hui encore peut paraître fantastique, on avait à fonder une École supérieure de psychanalyse, il faudrait qu’y soient enseignées bien des choses qu’enseigne également la Faculté de médecine : à côté de la psychologie des profondeurs, qui resterait toujours la part essentielle, une introduction à la biologie, dans des proportions aussi grandes que possible la science de la vie sexuelle, une initiation aux tableaux de maladie de la psychiatrie. Par ailleurs, l’enseignement analytique engloberait aussi des disciplines qui sont loin du médecin et qu’il ne rencontre pas dans son activité professionnelle : histoire de la culture, mythologie, psychologie de la religion et science littéraire. »
psychologie des profondeurs, celle de l’inconscient6 n’y est aucunement relativisée. Il ne dit pas qu’elle est à l’égal des autres disciplines mais qu’elle en est la « pièce de résistance ». La vie sexuelle n’est aucunement mentionnée dans le texte de Nacht. Quant à la neurologie, l’ancien neurologue qu’est Freud ne la mentionne pas. Il ne recommande pas non plus que les élèves de cette École deviennent psychiatres7, seulement qu’ils se familiarisent (Bekanntheit) avec les tableaux de la psychiatrie. Enfin Freud ne prône pas l’enseignement des sciences citées par Nacht : pas la moindre trace d’embryologie, d’anatomie, de physiologie, de psychologie, de sociologie et de clinique, autant de disciplines qui entrent à des degrés divers dans le champ médical. Il en recommande d’autres dont le médecin « n’entrevoit même pas l’ombre dans l’exercice de sa profession. » Dans son École8, science de la vie sexuelle et clinique psychiatrique mises à part, Freud préconise d’enseigner des disciplines qui se situent toutes hors du champ de vision de l’exercice médical.
Ce recours à Freud mené par Lacan est accompagné d’un curieux oubli. Lacan ne mentionne pas « une introduction à la biologie » (eine Einführung in die Biologie, GW, XIV, p. 281) qui est dans le texte original de Freud. Cet oubli toutefois n’est pas de son fait mais de celui de Marie Bonaparte dont il reprend la traduction sans modification.9 Toutefois, comme Marie Bonaparte a donné sa traduction à lire à Freud, l’absence de l’expression en français aurait pu remonter à Freud lui-même. Freud aurait modifié ce passage. Or le texte des Gesammelte Werke publié en 1948, après la mort de Freud, n’indique aucune modification ayant pu être faite à cet endroit. Il en est de même dans les Œuvres Complètes en français. Cette expression s’y retrouve, laissant penser que l’omission est bien de Marie Bonaparte10.
Dans ce même Projet, Lacan situe le terrain de sa discorde avec Nacht. Il répond à l’exergue de Nacht et à sa vision relativiste de la psychanalyse dans le système des sciences :
Ce n’est pas le lieu de rechercher la place de la psychanalyse dans le système des sciences. On provoque autant de résistances à souligner ce qu’elle n’est pas qu’à formuler ce qu’elle est.
Lacan reproche à Nacht d’adopter, lui, une attitude de compromis. En plaçant la psychanalyse sous l’aile protectrice de la neurobiologie, en en faisant une des branches de la neurologie humaine, Nacht cède sur l’essentiel. Il ne cherche pas tant la place de la psychanalyse dans le système des sciences que de la placer – au sens où l’on place quelqu’un à un poste en cultivant un bon entregent – pour lui donner une allure respectable11. Or, quoique l’on fasse, que ce soit en disant ce que la psychanalyse est ou ce qu’elle n’est pas, il y aura des résistances qui se lèveront contre elle. Aussi toute recherche de compromis pour la placer est- elle vaine. Autant dès lors y aller franchement.
Lacan poursuit :
Mais le mode d’enseignement ici prôné pour cette discipline, pour restaurer dans l’exercice de la maîtrise la primauté de la parole et reconnaître dans ses effets sur l’auditeur l’institution,
6 Les guillemets et la redondance du « celle de l’inconscient » sont de Lacan. Freud écrit simplement : neben der Tiefenpsychologie.
7 On sait que Nacht exigeait la formation médicale comme critère d’entrée à l’Institut.
8 Eine psychoanalytische Hochschule, GW, XIV, p. 281.
9 Cette traduction date de 1928. Cf. : Psychanalyse et médecine, traduit par Marie Bonaparte, (traduction revue par Sigmund Freud), in S. Freud, Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard. Dans l’édition de 1950, on trouve ce passage pp. 178-179.
10 La seule non-médecin du groupe Nacht. Cet oubli est bien antérieur à la période de 53 : il remonte à 1928, moment de la publication de sa traduction.
11 Cf. à ce sujet l’expression de Nacht dans les statuts sur « la psychanalyse classique » (42) aussi bien que sa thèse selon laquelle la théorie psychanalytique ne serait qu’une « hypothèse de travail » (42).
même à la muette, d’un dialogue – montre avec l’expérience de la psychanalyse didactique une symétrie trop frappante pour ne pas être au cœur du problème.
La restauration12 proposée de la psychanalyse ne se fait pas par la construction d’un monument mais dans « l’exercice de la maîtrise ». Si institution il y a, ce n’est pas celle de l’Institut mais du dialogue13. Lacan souligne que le mode d’enseignement que délivrera l’Institut prendra en compte sa symétrie avec l’expérience qui nous vient de la psychanalyse didactique. Cette symétrie paraîtra bancale. N’y a-t-il pas derrière elle une arrière-pensée ? Peut-être s’agit-il d’un doute quant au bien-fondé de l’Institut, doublé de l’idée que seule l’analyse didactique fasse enseignement.
Répondant toujours à Nacht dans son projet d’amendement, Lacan insiste :
Si l’on peut dire en effet que l’un et l’autre de ces échanges transforment leurs sujets par leur seule médiation, c’est que le fait humain du don reste latent dans tout usage de la parole, et ce ressort jamais saisi situe l’analyse au centre de toutes les sciences de l’homme.
Ce ressort « jamais saisi » : la charge du reproche est lourde. Qu’ont fait les psychanalystes depuis Freud ? Et que persistent-ils à faire avec un texte comme celui de Nacht ? Lacan passe dans les principes ce qu’il a annoncé dans sa lettre. Loin de proposer un compromis, il fait une proposition qui contredit celle de Nacht. Par un tour de fausse ruse, il propose un amendement à un texte tout en sachant bien que sa divergence avec lui sur la place de la psychanalyse au sein des sciences est insurmontable. Comment en effet trouver un accord sur la base de deux propositions qui s’opposent de façon si nette ?
Le style de la phrase qui vient d’être citée est déjà celui de Fonction et champ. Si la conférence de juillet 53 sur Le symbolique, l’imaginaire et le réel a été présentée par Lacan comme une préface à l’étude de l’orientation analytique, cette préface commence en fait dès janvier 53 avec le projet d’amendement. L’ironie de Lacan sur le corps morcelé de la Société apparaît avec d’autant plus de vigueur après-coup. La division annoncée était déjà scission.
Après avoir résolument localisé la psychanalyse – il ne parle pas encore de « champ » mais il s’agit bien de « situer la psychanalyse au centre des sciences de l’homme » – Lacan porte le coup de grâce au texte de Nacht :
C’est pourquoi la psychanalyse n’est réductible ni à la neurobiologie, ni à la médecine, ni à la pédagogie, ni à la psychologie, ni à la sociologie, ni à la science des institutions, ni à l’ethnologie, ni à la mythologie, ni à la science des communications, non plus qu’à la linguistique : et ses formes dissidentes se désignent d’elles-mêmes en ce qu’elles la font tout cela qu’elle n’est pas.
La liste élimine a contrario le grand raout des sciences et disciplines que Nacht convoque. Le groupe Nacht et Marie Bonaparte se voient tout d’un coup boutés dans une dissidence qui fait de la psychanalyse « tout cela » qu’elle n’est pas. Rappelons que ce texte est parvenu aux membres de la Société psychanalytique de Paris avant son assemblée du 20 janvier. Lacan moque les adeptes de la noyade de la psychanalyse dans le grand tout des sciences, ou, ce qui revient au même, dans chacune de ses parties. On remarque que, dans la liste de ce que la psychanalyse n’est pas, la neurobiologie est citée en premier.
12 Il va s’agir de reconstruire quelque chose qui menace ruines.
13 Ce dialogue était celui de la réalité trans-individuelle du sujet dans Fonction et champ.
Retenons ceci : la psychanalyse n’est pas réductible à la neurobiologie. C’est Lacan, janvier 53. À côté de la neurobiologie, Lacan rejette les disciplines médicales que sont l’embryologie, la physiologie, et la clinique. En plus de la psychologie et de la sociologie citées dans l’exergue de Nacht, Lacan ajoute la pédagogie, la science des institutions, l’ethnologie, la mythologie, la science des communications et la linguistique. Cette mention à la linguistique est éclairante. Lacan ne veut pas inviter la linguistique à la soirée mondaine des sciences de l’homme. Plaçant la psychanalyse au centre de ces sciences, la linguistique sera à sa périphérie comme science affine.
C’est pourquoi l’Institut, loin d’enfermer la psychanalyse dans un isolement doctrinal, se considérera comme l’hôte désigné de toute confrontation avec les disciplines affines.
Le rapport de la psychanalyse avec les sciences affines est ici défini : ce sera un rapport de confrontation. Il ne s’agira pas, comme Nacht le recommande, de faire jouer les disciplines entre elles dans un échange convenable qui pourra s’avérer fécond. Il y aura confrontation de la psychanalyse avec les sciences affines. Confrontation ne veut pas dire forcément guerre mais mise en tension. La psychanalyse donnera hospitalité à toute science affine pour s’y confronter. Son lieu est un domaine où elle s’éprouve avec les concepts venus de ces sciences. Lacan, on le voit, ne préconise pas une relation apaisée avec les autres disciplines. Seule la confrontation avec elles pourra être source de sa fécondité conceptuelle. Quand on lit ainsi les modifications que Lacan apporte au signifiant de la linguistique saussurienne, pour produire son propre mathème S/s, les critiques de détournement conceptuel qui lui seront faites ne tiennent plus. L’idée du détournement élude son rapport à la linguistique comme rapport de confrontation d’où surgira l’invention de son algorithme. Fécondité de la confrontation et non emprunt ou détournement des concepts venus des sciences affines.
On devine dès lors combien va lui servir la notion de champ qui ne se trouve pas dans cet amendement de janvier 53 et qui, quelques mois plus tard, en septembre, va tenir la place qu’on lui connaît. Le « champ » va lui aller comme un gant puisqu’il définit le lieu d’une confrontation musclée avec les sciences affines. Champ de bataille donc où les concepts importés de ces sciences seront labourés par un travail qui les modifiera pour les rendre adéquats à l’expérience analytique.
Lacan parlait de symétrie entre le mode d’enseignement qu’il propose et l’analyse didactique. Cette symétrie paraissait peu explicite au moment où elle fut avancée. À la fin du texte, Lacan fait un pas de plus. Ce sera une question d’esprit :
Pour la formation des sujets, c’est à l’esprit qui se fera jour chez chacun dans le travail de la table ronde ou d’équipe, stimulant l’élaboration culturelle, la réflexion méthodique autant que l’émulation technique, que nous nous fierons pour le rendre propre à une fonction qui sans doute l’élève à sa dignité éminente, mais aussi lui donne la charge d’une responsabilité infinie.
Nous avons là les éléments qui annoncent la future école de psychanalyse selon Lacan. Il ne s’agit pas de transmission de savoirs dans la formation, mais d’un esprit où le travail de chacun se partage avec les autres, où la réflexion méthodique va de pair avec l’émulation technique. Ce sera là le lieu d’une stimulation intellectuelle et d’une réflexion dont la fonction ne sera pas tant de faire des élèves que de les élever à la dignité éminente et à la charge de la responsabilité « infinie » du psychanalyste.-
Dans cette bataille des exergues, il y a un troisième moment, un moment de clôture. C’est le moment où Lacan, dans la préface de Fonction et champ de la parole et du langage, reprend l’exergue du texte de Nacht. Au delà de l’ironie, ce retour situe le Rapport de Rome à la suite de la bataille menée jusqu’au mois de septembre 53. Ce Rapport, tout en ouvrant de façon programmatique une étude de la psychanalyse, répond définitivement au texte de Nacht et de son groupe. Sa temporalité est en interface, tourné vers l’avenir et le passé. Il marque un moment de clôture qui, à son tour, ouvre la voie vers une nouvelle psychanalyse.
Fonction et champ devient ainsi un manifeste contre l’annexion de la psychanalyse par la neurobiologie qui en fait une science reine et une de l’homme. En reprenant l’exergue du texte de Nacht, Lacan ouvre un champ qui n’a pas la diversité de la science toute mais l’unité d’un lieu propre à une expérience. Son refus de la dissidence « Nacht and Co » est par conséquent fondateur.
Historiquement l’expérience psychanalytique s’est développée avec des termes qui, avant de devenir des concepts, étaient inappropriés. Dans la séance du 18 novembre 1953, Lacan, développe ce point14 :
Il y a d’abord un langage tout formé dont nous nous servons comme d’un très mauvais instrument. De temps en temps s’effectuent des renversements, du phlogistique à l’oxygène par exemple. Car Lavoisier, en même temps que son phlogistique, apporte le bon concept, l’oxygène.15
Le travail critique doit permettre de s’éloigner du mauvais langage pour découvrir progressivement des concepts adéquats au champ de la découverte freudienne. Le travail sur le concept peut le faire analytique. Par sa mise en tension, le chantier permettra de délimiter le champ propre à la psychanalyse et de lui donner son topos dans les sciences de l’homme.
Lacan fait toutefois preuve de prudence vis-à-vis de la terminologie freudienne :
Dans une discipline qui ne doit sa valeur scientifique qu’aux concepts théoriques que Freud a forgés dans le progrès de son expérience, mais qui, d’être encore mal critiqués et de conserver pour autant l’ambiguïté de la langue vulgaire, profitent de ces résonances non sans encourir les malentendus, il nous semblerait prématuré de rompre la tradition de leur terminologie (FCPL).
Le manque de travail sur les concepts a produit des effets rédhibitoires. Le formalisme qui s’en est suivi s’est avéré « décevant », décourageant l’initiative « en pénalisant le risque », permettant « le règne de l’opinion des doctes », promouvant « le principe d’une prudence docile où l’authenticité de la recherche s’émousse avant de se tarir. »
Toujours dans Fonction et champ, se référant aux concepts en cours, Lacan revient sur cette notion de travail sur le concept qu’il place dans son urgence :
14 Point que l’on retrouvera beaucoup plus étayé dans les séances suivantes de son séminaire.
15 On objectera à cet usage répété de la citation que Freud et Lacan servent de bouclier contre la noyade. Cette remarque est recevable d’autant que, dès que l’on cite l’un ou l’autre, on risque non seulement à les figer, et tout aussi bien la personne qui cite, dans une doxa dont leur effort aura été de l’éviter. Je répondrai que l’usage citationnel vise à souligner combien ils anticipaient des tentatives vaines comme celle de la neuropsychanalyse.
Urgente en tout cas nous paraît la tâche de dégager dans des notions qui s’amortissent dans un usage de routine, le sens qu’elles retrouvent tant d’un retour sur leur histoire que d’une réflexion sur leurs fondements subjectifs.
Lacan donne le principe de la tâche à venir. La formalisation sert au travail du concept. On l’a vu, il écrit que la psychanalyse sera « notre physique », soit « une fabrication mentale, dont le symbole mathématique est l’instrument. » Le symbole mathématique : voilà la tâche, voilà l’objectif et voilà le problème.
Que dit Lacan sur ce symbole dans Fonction et champ ?
Tout d’abord, il précise que le langage n’est pas immatériel. Il est corps :
La parole en effet est un don de langage, et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil, mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captivent le sujet ; ils peuvent engrosser l’hystérique, s’identifier à l’objet du penis-neid, représenter le flot d’urine de l’ambition urétrale, ou l’excrément retenu de la jouissance avaricieuse.
Dès Fonction et champ, le langage est corps comme lieu. Mais, précise Lacan, c’est un corps subtil. Il incombera à la tâche analytique de dire ce qu’est un tel corps. D’ores et déjà, on note que le symbolique n’est pas autonome mais pris dans les images corporelles qui « captivent le sujet » et font son symptôme. Ensuite, le symbole est freudien. C’est dans le Fort-Da de l’enfant à la bobine de Freud que Lacan trouve son statut :
Par le mot qui est déjà une présence faite d’absence, l’absence même vient à se nommer en un moment original dont le génie de Freud a saisi dans le jeu de l’enfant la recréation perpétuelle. Et de ce couple modulé de la présence et de l’absence, qu’aussi bien suffit à constituer la trace sur le sable du trait simple et du trait rompu des koua mantiques de la Chine16, naît l’univers de sens d’une langue où l’univers des choses viendra à se ranger.
Dans le rapport des mots et des choses, les mots sont premiers. Et au cas où cette assertion n’aurait pas été assez explicite, Lacan insiste :
Car ce n’est pas encore assez dire que de dire que le concept est la chose même, ce qu’un enfant peut démontrer contre l’école. C’est le monde des mots qui crée le monde des choses,17 d’abord confondues dans l’hic et nunc du tout en devenir, en donnant son être concret à leur essence, et sa place partout à ce qui est de toujours : ktéma es aei.(Thucydide : un bien pour toujours)
La lecture de cette phrase sollicite une certaine lenteur :
16 En Chine, quand il s’agissait de fonder une ville, ou de décider quelque affaire importante, on consultait les sorts; ce qui se fait de deux manières : ou par une certaine plante appelée chi, ou par l’écaille de la tortue. On ne sait pas bien comment se pratiquait dans les anciens temps la divination par la plante chi. A l’époque moderne, on pose à droite et à gauche un paquet de feuilles de cette plante; on récite des paroles mystérieuses, et, en prenant une poignée de feuilles dans chaque paquet, on augure d’après leur nombre. On prend une tige sèche de cette plante, on la fend et on la coupe en forme de baguettes minces, d’un pied de longueur. On devine au moyen du livre sacré, appelé Yi- King. Lord Macartney nous apprend que, dans toutes leurs entreprises importantes, les Chinois de l’époque impériale cherchent à en connaître l’issue, soit en consultant leurs divinités, soit en mettant en œuvre différentes pratiques superstitieuses. Quelques-uns mettent dans le creux d’un bambou plusieurs petits bâtons consacrés, marqués et numérotés. Le consultant, à genoux devant l’autel, secoue le bambou, jusqu’à ce qu’un des bâtons tombe à terre. On en examine la marque, et celle qui y correspond dans un livre que le prêtre tient ouvert, répond à la question proposée. Quelquefois les réponses se trouvent écrites sur une feuille de papier collée dans l’intérieur du temple. D’autres jettent en l’air un polygone de bois dont chaque face a sa marque particulière; et quand il tombe, le signe qui se trouve au-dessus est celui qui indique la réponse. Si cette réponse est favorable, celui qu’elle concerne se prosterne avec reconnaissance, et entreprend avec confiance l’affaire qui l’intéresse; sinon, il jette en l’air le même bois, une seconde et une troisième fois, et la dernière décide irrévocablement ce qu’il doit faire.
17 Les italiques sont de mon fait.
C’est le monde des mots qui crée le monde des choses, d’abord confondues dans l’hic et nunc du tout en devenir …
Le primat des mots sur les choses n’est pas donné d’emblée. Mots et choses semblent aller ensemble dans le devenir du monde. Or, comme Freud l’indique avec son Fort-da, la fonction des mots est de nommer la chose. En la nommant, l’absence de la chose devient ambiguë. Elle est absence réelle, le mot n’ayant pas besoin de la présence de la chose pour la nommer. Elle est en même temps présence de la chose puisque le mot lui confère un être concret d’essence langagière. Le monde des mots crée le monde des choses en donnant à l’essence de ces choses (langagière) leur être concret (leur présence au monde) :
C’est le monde des mots qui crée le monde des choses […] en donnant son être concret à l’essence des choses…
Cette position n’est pas circonstancielle. Elle est valable pour tout, partout et de tout temps. Partout et de tout temps, les mots ont donné leur place aux choses :
…et [en donnant] sa place partout à ce qui est de toujours : ktéma es aei.
Cette formule de Lacan prend valeur d’axiome. La neurobiologie va la contester avec la dernière énergie.
Dans la bataille des exergues que Lacan a menée contre Nacht, ont été posés les termes d’une autre bataille, actuelle celle-ci, de la neurobiologie contre la psychanalyse. Le champ de cette bataille était déjà localisé au corps.
La position de Lacan durant toute cette période fondatrice est le résultat de son soulèvement. On ne souligne pas assez les deux formes déjà notés qu’il prend : situation de l’analyse dans le concert des sciences affines, et refonte nécessaire du vocabulaire pour lui donner les concepts pertinents à son objet
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Édition CNRS, 1979. Conférence donnée par J. Lacan dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 16 Juin 1975 à l’ouverture du 5e Symposium international James Joyce
(13)Joyce le Symptôme à entendre comme Jésus la caille : c’est son nom. Pouvait-on s’attendre à autre chose d’emmoi : je nomme. Que ça fasse jeune homme est une retombée d’où je ne veux retirer qu’une seule chose. C’est que nous sommes z’hommes.
LOM : en français ça dit bien ce que ça veut dire. Il suffit de l’écrire phonétiquement, ça le faunétique (faun…), à sa mesure : l’eaubscène. Écrivez ça eaub… pour rappeler que le beau n’est pas autre chose. Hissecroibeau à écrire comme l’hessecabeau sans lequel hihanappat qui soit ding ! d’nom dhom. LOM se lomellise à qui mieux mieux. Mouille, lui dit-on, faut le faire : car sans mouiller pas d’hessecabeau.
LOM, LOM de base, LOM cahun corps et nan-na Kun. Faut le dire comme ça : il ahun… et non : il estun… (cor/niché). C’est l’avoir et pas l’être qui le caractérise. Il y a de l’avoiement dans le qu’as-tu ? dont il s’interroge fictivement d’avoir la réponse toujours. J’ai ça, c’est son seul être. Ce que fait le f…toir dit épistémique quand il se met à bousculer le monde, c’est de faire passer l’être avant l’avoir, alors que le vrai, c’est que LOM a, au principe. Pourquoi ? ça se sent, et une fois senti, ça se démontre.
Il a (même son corps) du fait qu’il appartient en même temps à trois… appelons ça, ordres. En témoignant le fait qu’il jaspine pour s’affairer de la sphère dont se faire un escabeau.
Je dis ça pour m’en faire un, et justement d’y faire déchoir la sphère, jusqu’ici indétronable dans son suprême d’escabeau. Ce pourquoi je démontre que l’S.K.beau est premier parce qu’il préside à la production de sphère.
L’S.K.beau c’est ce que conditionne chez l’homme le fait qu’il vit de l’être (= qu’il vide l’être) autant qu’il a – son corps : il ne l’a d’ailleurs qu’à partir de là. D’où mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud (inconscient, qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je m’y mette, donc. Pour dire que l’inconscient dans Freud quand il le découvre (ce qui se découvre c’est d’un seul coup, encore faut-il après l’invention en faire l’inventaire), l’inconscient c’est un savoir en tant que parlé comme constituant de LOM. La parole bien entendu se définissant d’être le seul lieu, où l’être ait un sens. Le sens de l’être étant de présider à l’avoir, ce qui excuse le bafouillage épistémique.
(14)L’important, de quel point – il est dit « de vue », c’est à discuter ? Ce qui importe donc sans préciser d’où, c’est de se rendre compte que de LOM a un corps – et que l’expression reste correcte, – bien que de là LOM ait déduit qu’il était une âme – ce que, bien entendu, « vu » sa biglerie, il a traduit de ce que cette âme, elle aussi, il l’avait.
Avoir, c’est pouvoir faire quelque chose avec. Entre autres, entre autres avisions dites possibles de « pouvoir » toujours être suspendues. La seule définition du possible étant qu’il puisse ne pas « avoir lieu » : ce qu’on prend par le bout contraire, vu l’inversion générale de ce qu’on appelle la pensée.
Aristote, Pacon contrairement au B de même rime, écrit que l’homme pense avec son âme. En quoi se trouverait que LOM l’a, elle aussi, ce qu’Aristote traduit du n0Ëw. Je me contente moi de dire : nœud, moins de barouf. Nœud de quoi à quoi, je ne le dis pas, faute de le savoir, mais j’exploite que trinité, LOM ne peut cesser de l’écrire depuis qu’il s’immonde. Sans que la préférence de Victor Cousin pour la triplicité y ajoute : mais va pour, s’il veut, puisque le sens, là c’est trois ; le bon sens, entends-je.
C’est pour ne pas le perdre, ce bond du sens, que j’ai énoncé maintenant qu’il faut maintenir que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps, autrement dit qu’il parlêtre de nature. Ainsi surgi comme tête de l’art, il se dénature du même coup, moyennant quoi il prend pour but, pour but de l’art le naturel, tel qu’il l’imagine naïvement. Le malheur, c’est que c’est le sien de naturel : pas étonnant qu’il n’y touche qu’en tant que symptôme. Joyce le symptôme pousse les choses de son artifice au point qu’on se demande s’il n’est pas le Saint, le saint homme à ne plus p’ter. Dieu merci car c’est à lui qu’on le doit, soit à ce vouloir qu’on lui suppose (de ce qu’on sait dans son cœur qu’il n’ex-siste pas) Joyce n’est pas un Saint. Il joyce trop de l’S.K.beau pour ça, il a de son art art-gueil jusqu’à plus soif.
À vrai dire il n’y a pas de Saint-en-soi, il n’y a que le désir d’en fignoler ce qu’on appelle la voie, voie canonique. D’où l’on ptôme à l’occasion dans la canonisation de l’Église, qui en connaît un bout à ce qu’elle s’y reconique, mais qui se f… le doigt dans l’œil dans tous les autres cas. Car il n’y a pas de voie canonique pour la sainteté, malgré le vouloir des saints, pas de voie qui les spécifie, qui fasse des Saints une espèce. Il n’y a que la scabeaustration ; mais la castration de l’escabeau ne s’accomplit que de l’escapade. Il n’y a de saint qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer.
C’est ce que Joyce maintient seulement comme tête de l’art : car c’est de l’art qu’il fait surgir la tête dans ce Bloom qui s’aliène pour faire ses farces de Flower et d’Henry (comme l’Henry du coin, l’Henry pour les dames). Si en fait il n’y a que les dites dames à en rire, c’est bien ce qui prouve que Bloom est un saint. Que le saint en rie, ça dit tout. Bloom embloomera après sa mort quoique du cimetière il ne rie pas. Puisque c’est là sa destination, qu’il trouve amèredante, tout en sachant qu’il n’y peut rien.
Joyce, lui, voulait ne rien avoir, sauf l’escabeau du dire magistral, et ça suffit à ce qu’il ne soit pas un saint homme tout simple, mais le symptôme ptypé.
(15)S’il Henrycane le Bloom de sa fantaisie, c’est pour démontrer qu’à s’affairer tellement de la spatule publicitaire, ce qu’il a enfin, de l’obtenir ainsi, ne vaut pas cher. À faire trop bon marché de son corps même, il démontre que « LOM a un corps » ne veut rien dire, s’il n’en fait pas à tous les autres payer la dîme.
Voie tracée par les Frères mendiants : ils s’en remettent à la charité publique qui doit payer leur subsistance. N’en restant pas moins que LOM (écrit L.O.M.) ait son corps, à revêtir entre autres soins. La tentative sans espoir que fait la société pour que LOM n’ait pas qu’un corps est sur un autre versant : voué à l’échec bien sûr, à rendre patent que s’il en ahun, il n’en a aucun autre malgré que du fait de son parlêtre, il dispose de quelque autre, sans parvenir à le faire sien.
À quoi il ne songerait pas, on le suppose, si ce corps qu’il a, vraiment il l’était. Ceci n’implique que la théorie bouffonne, qui ne veut pas mettre la réalité du corps dans l’idée qui le fait. Antienne, on le sait, aristotélienne. Quelle expérience, on se tue à l’imaginer, a pu là faire obstacle pour lui à ce qu’il platonise, c’est-à-dire défie la mort comme tout le monde en tenant que l’idée suffira ce corps à le reproduire. « Mes tempes si choses » interroge Molly Bloom à qui c’était d’autant moins venu à portée qu’elle y était déjà sans se le dire. Comme des tas de choses à quoi on croit sans y adhérer : les escabeaux de la réserve où chacun puise.
Qu’il y ait eu un homme pour songer à faire le tour de cette réserve et à donner de l’escabeau la formule générale, c’est là ce que j’appelle Joyce le symptôme. Car cette formule, il ne l’a pas trouvée faute d’en avoir le moindre soupçon. Elle traînait pourtant déjà partout sous la forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre.
Joyce, prédestiné par son nom, laissait la place à Freud pas moins consonant. Il faut la passion d’Ellmann pour en faire croix sur Freud : pace tua, je ne vais pas vous dire la page, car le temps me pressantifie. La fonction de la hâte dans Joyce est manifeste. Ce qu’il n’en voit pas, c’est la logique qu’elle détermine.
Il a d’autant plus de mérite à la dessiner conforme d’être seulement faite de son art qu’un eaube jeddard, comme Ulysse, soit un jet d’art sur l’eaube scène de la logique elle-même, ceci se lit à ce qu’elle calque non pas l’inconscient, mais en donne le modèle en temps-pèrant, en faisant le père du temps, le Floom ballique, le Xinbad le Phtarin à quoi se résume le symdbad du symdptôme où dans Stephens Deedalus Joyce se reconnaît le fils nécessaire, ce qui ne cesse pas de s’écrire de ce qu’il se conçoive, sans que pourtant hissecroiebeau, de l’hystoriette d’Hamlet, hystérisée dans son Saint-Père de Cocu empoisonné par l’oreille zeugma, et par son symptôme de femme, sans qu’il puisse faire plus que de tuer en Claudius l’escaptôme pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse à père-ternité.
Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet.
Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes. Par son exil, il sanctionne le sérieux de son jugement. Ne (16)participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus.
Relisez l’histoire : c’est tout ce qui s’y lit de vrai. Ceux qui croient faire cause dans son remue-ménage sont eux aussi des déplacés sans doute d’un exil qu’ils ont délibéré, mais de s’en faire escabeau les aveugle.
Joyce est le premier à savoir bien escaboter pour avoir porté l’escabeau au degré de consistance logique où il le maintient, art-gueilleusement, je viens de le dire.
Laissons le symtôme à ce qu’il est : un événement de corps, lié à ce que : l’on l’a, l’on l’a de l’air, l’on l’aire, de l’on l’a. Ça se chante à l’occasion et Joyce ne s’en prive pas.
Ainsi des individus qu’Aristote prend pour des corps, peuvent n’être rien que symptômes eux-mêmes relativement à d’autres corps. Une femme par exemple, elle est symptôme d’un autre corps.
Si ce n’est pas le cas, elle reste symptôme dit hystérique, on veut dire par là dernier. Soit paradoxalement que ne l’intéresse qu’un autre symptôme : il ne se range donc qu’avant dernier et n’est de plus pas privilège d’une femme quoiqu’on comprenne bien à mesurer le sort de LOM comme parlêtre, ce dont elle se symptomatise. C’est des hystériques, hystériques symptômes de femmes (Pas toutes comme ça sans doute, puisque c’est de n’être pas toutes (comme ça), qu’elles sont notées d’être des femmes chez LOM, soit de l’on l’a), c’est des hystériques symptômes que l’analyse a pu prendre pied dans l’expérience.
Non sans reconnaître d’emblée que toutom y a droit. Non seulement droit mais supériorité, rendue évidente par Socrate en un temps où LOM commun ne se réduisait pas encore et pour cause, à de la chair à canon quoique déjà pris dans la déportation du corps et sympthomme. Socrate, parfait hystérique, était fasciné du seul symptôme, saisi de l’autre au vol. Ceci le menait à pratiquer une sorte de préfiguration de l’analyse. Eût-il demandé de l’argent pour ça au lieu de frayer avec ceux qu’il accouchait que c’eût été un analyste, avant la lettre freudienne. Un génie quoi !
Le symptôme hystérique, je résume, c’est le symptôme pour LOM d’intéresser au symptôme de l’autre comme tel : ce qui n’exige pas le corps à corps. Le cas de Socrate le confirme, exemplairement.
Pardon tout ça n’est que pour spécifier de Joyce de sa place.
Joyce ne se tient pour femme à l’occasion que de s’accomplir en tant que symptôme. Idée bien orientée quoique ratée dans sa chute. Dirai-je qu’il est symptomatologie. Ce serait éviter de l’appeler par le nom qui répond à son vœu, ce qu’il appelle un tour de farce dans Finnegans Wake page 162 (et 509) où il l’énonce proprement par l’astuce du destin en force qu’il tenait de Verdi avant qu’on nous l’assène.
Que Joyce ait joui d’écrire Finnegans Wake ça se sent. Qu’il l’ait publié, je dois ça à ce qu’on me l’ait fait remarquer, laisse perplexe, en ceci que ça laisse (17)toute littérature sur le flan. La réveiller, c’est bien signer qu’il en voulait la fin. Il coupe le souffle du rêve, qui traînera bien un temps. Le temps qu’on s’aperçoive qu’il ne tient qu’à la fonction de la hâte en logique. Point souligné par moi, sans doute de ce qu’il reste après Joyce que j’ai connu à vingt ans, quelque chose à crever dans le papier hygiénique sur quoi les lettres se détachent, quand on prend soin de scribouiller pour la rection du corps pour les corpo-rections dont il dit le dernier mot connu daysens, sens mis au jour du symptôme littéraire enfin venu à consomption. La pointe de l’inintelligible y est désormais l’escabeau dont on se montre maître. Je suis assez maître de lalangue, celle dite française, pour y être parvenu moi-même ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre au symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens.
On s’en doutait depuis longtemps. ÊEtre post-joycien, c’est le savoir. Il n’y a d’éveil que par cette jouissance-là, soit dévalorisée de ce que l’analyse recourant au sens pour la résoudre, n’ait d’autre chance d’y parvenir qu’à se faire la dupe… du père comme je l’ai indiqué.
L’extraordinaire est que Joyce y soit parvenu non pas sans Freud (quoiqu’il ne suffise pas qu’il l’ait lu) mais sans recours à l’expérience de l’analyse (qui l’eût peut-être leurré de quelque fin plate).
Docteur J. Lacan
L’inconscient et le corps parlant | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||
par JACQUES-ALAIN MILLER | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Présentation du thème du Xe Congrès de l’AMP à Rio en 2016 Plutôt que la cerise sur le gâteau, je préférerais penser le breuvage que je vais vous servir comme un digestif après les nourritures que vous a apportées ce congrès[1], pour ouvrir l’appétit en pensant à celui dans deux ans. Donc, on attend que je donne et que j’introduise le thème du prochain congrès. Je me dis que voilà trente ans et plus que ça dure, si l’on songe que les congrès de l’amp ont pris la suite de ce qui s’appelait les Rencontres internationales du Champ freudien qui ont commencé en 1980. Nous voici donc encore une fois au pied du même mur. Mur, le mot m’est venu, et il n’est pas sans évoquer le néologisme qui moque l’amour : est-ce à l’amur que je dois l’honneur invariable qui m’est fait de donner le la de la symphonie, celle que les membres de l’amp que nous sommes aurons à composer au cours des deux années qui viennent avant de nous retrouver ? Est-ce là un fait de transfert, transfert rémanent à l’endroit de celui à qui est revenue la charge de fonder notre association jadis ? Mais comme je le rappelais, la charge d’intituler, de donner un nom, au moins un thème, je l’assumais dès avant, dès la première Rencontre internationale qui se tint à Caracas en la présence de Lacan. Si amur il y a, je ne le rapporterai pas à la fonction de fondateur que rien ne consacre dans nos statuts, mais j’aimerais que ce soit à celle d’un éclaireur, fonction que je m’étais assignée en intitulant mon cours « L’orientation lacanienne ». Amur veut surtout dire qu’il faut percer à chaque fois le mur du langage pour essayer de serrer de plus près – ne disons pas le réel – ce que nous faisons dans notre pratique analytique. Mais enfin m’orienter dans la pensée de Lacan a fait mon souci et je sais que nous le partageons. L’Association mondiale de psychanalyse, en fait, n’a pas d’autre cohésion. Du moins ce souci est-il au principe du rassemblement que nous formons, par-delà les statuts, les mutualismes et même par-delà les liens d’amitié, de sympathie qui se tissent entre nous au cours des années. Lacan revendiquait pour sa pensée la dignité. C’est, disait-il, qu’elle s’appliquait à sortir des sentiers battus. Et, en effet, cette pensée déroute. Il s’agit pour nous de la suivre dans des voies inédites. Ces voies sont souvent obscures. Elles le sont devenues davantage lorsque Lacan s’est enfoncé dans son dernier enseignement. Nous aurions pu le laisser là, l’abandonner. Mais nous nous sommes engagés à sa suite, et les deux derniers congrès en portent le témoignage. Pourquoi nous être engagés à sa suite, dans ce difficile rameau dernier de son enseignement ? Nous ne compterons pas pour rien le goût du déchiffrage. J’ai ce goût, et nous l’avons, pour autant que nous sommes analystes. Et nous le sommes assez pour apercevoir à certains éclairs, trouant les nuées obscures du propos de Lacan, qu’il réussit à faire saillir un relief qui nous instruit sur ce que devient la psychanalyse, et qui n’est plus tout à fait conforme à ce que l’on pensait qu’elle était. À l’extrême pointe, mais nous n’allons pas y séjourner, il avait même lâché que ce qui lui apparaissait de la pratique analytique, c’était une pratique délirante. La psychanalyse change, ce n’est pas un désir, c’est un fait, elle change dans nos cabinets d’analystes, et ce changement, au fond pour nous, est si manifeste que le congrès de 2012 sur l’ordre symbolique comme celui de cette année sur le réel ont chacun dans leur titre la même mention chronologique, « au xxie siècle ». Comment mieux dire que nous avons le sentiment du nouveau et, avec lui, la perception de l’urgence de la nécessité d’une mise à l’heure ? Comment n’aurions-nous pas, par exemple, l’idée d’une cassure, quand Freud inventa la psychanalyse, si l’on peut dire, sous l’égide de la reine Victoria, parangon de la répression de la sexualité, alors que le xxie siècle connaît la diffusion massive de ce qui s’appelle le porno, et qui est le coït exhibé, devenu spectacle, show accessible par chacun sur internet d’un simple clic de la souris ? De Victoria au porno, nous ne sommes pas seulement passés de l’interdiction à la permission, mais à l’incitation, l’intrusion, la provocation, le forçage. Le porno, qu’est-ce d’autre qu’un fantasme filmé avec une variété propre à satisfaire les appétits pervers dans leur diversité ? Rien ne montre mieux l’absence du rapport sexuel dans le réel que la profusion imaginaire de corps s’adonnant à se donner et à se prendre. C’est du nouveau dans la sexualité, dans son régime social, dans ses modes d’apprentissage, chez les jeunes, les jeunes classes qui entrent dans la carrière. Voilà les masturbateurs soulagés d’avoir à produire eux-mêmes des rêves éveillés puisqu’ils les trouvent tout faits, déjà rêvés pour eux. Le sexe faible, quant au porno, c’est le masculin, il y cède le plus volontiers. Combien de fois n’entend-on pas en analyse des hommes se plaignant des compulsions à suivre les ébats pornographiques, voire à les stocker dans une réserve électronique ! De l’autre côté, celui des épouses et des maîtresses, on pratique moins que l’on ne s’avise de la pratique de son partenaire. Et alors, c’est selon : on le tient pour une trahison ou pour un divertissement sans conséquence. Cette clinique de la pornographie est du xxie siècle – je l’évoque, mais elle mériterait d’être détaillée parce qu’elle est insistante et, depuis une quinzaine d’années, elle s’est rendue extrêmement présente dans les analyses. Mais comment ne pas évoquer à propos de cette pratique si contemporaine ce que fut, signalé par Lacan, le déferlement des effets du christianisme dans l’art, ces effets qui furent portés à leur acmé par le baroque ? Au retour d’Italie, d’une tournée dans les églises, que Lacan appelait joliment une orgie, il notait, dans son Séminaire Encore : « tout est exhibition de corps évoquant la jouissance »[2]– voilà où nous en sommes dans le porno. Cependant, l’exhibition religieuse des corps pâmés laisse toujours hors de son champ la copulation même, de la même façon que la copulation est hors champ, dit Lacan, dans la réalité humaine. Curieux retour de cette expression, « réalité humaine ». C’est celle dont fit usage le premier traducteur de Heidegger en français pour exprimer le Dasein. Mais voici longtemps que nous avons coupé la voie du laisser être à ce Dasein. À l’ère de la technique, la copulation ne reste plus confinée dans le privé, à nourrir les fantasmes particuliers à chacun, elle est désormais réintégrée dans le champ de la représentation, elle-même passée à une échelle de masse. Une seconde différence est encore à souligner entre le porno et le baroque. Tel que défini par Lacan, le baroque viserait la régulation de l’âme par la vision des corps, la scopie corporelle. Rien de tel dans le porno, nulle régulation, plutôt une perpétuelle infraction. La scopie corporelle fonctionne dans le porno comme une provocation à une jouissance destinée à s’assouvir sur le mode du plus-de-jouir, mode transgressif par rapport à la régulation homéostatique et précaire dans sa réalisation silencieuse et solitaire. Ordinairement, la cérémonie, de part et d’autre de l’écran, s’accomplit sans paroles, si avec les soupirs ou les cris mimés du plaisir. L’adoration du phallus, jadis secret des mystères, demeure un épisode central – sauf dans le porno lesbien –, mais désormais banalisé. La diffusion planétaire de la pornographie par le biais de la toile électronique a sans doute des effets dont le psychanalyste reçoit le témoignage. Que dit, que représente l’omniprésence du porno au commencement de ce siècle ? Rien d’autre que le rapport sexuel n’existe pas. Voilà ce qui est répercuté, en quelque sorte chanté, par ce spectacle incessant et toujours disponible. Car seule cette absence est susceptible de rendre compte de cet engouement dont nous avons déjà à suivre les conséquences dans les mœurs des jeunes générations, quant au style des relations sexuelles : désenchantement, brutalisation, banalisation. La furie copulatoire atteint dans la pornographie un zéro de sens qui fait songer les lecteurs de la Phénoménologie de l’esprit, à ce que Hegel dit de la mort infligée par la liberté universelle devant la terreur, à savoir qu’elle est « la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau »[3]. La copulation pornographique a la même vacuité sémantique. Le rapport sexuel n’existe pas ! Faut-il entendre cette sentence avec l’accent que met Plutarque quand il rapporte, seul à le faire dans l’Antiquité, la parole fatale qui retentit sur la mer : Le grand Pan est mort ! L’épisode figure dans le dialogue intitulé « Sur la disparition des oracles », que j’ai jadis évoqué dans mon cours[4]. Et la parole retentit comme le dernier oracle annonçant, qu’après lui, d’oracles, il n’y en aurait plus, comme l’oracle qui annonce que les oracles ont disparu. De fait, à cette époque, sous Tibère, dans tout le territoire de l’empire romain, les sanctuaires, où la foule jadis se pressait pour solliciter et recueillir les oracles, connurent une désaffection croissante. Une mutation invisible cheminant dans les profondeurs du goût fermait la bouche des oracles inspirés par les démons de la mantique – je dis démons, non parce qu’ils étaient méchants, mais parce qu’on appelait démons des êtres intermédiaires entre les dieux et les hommes, et sans doute la figure de Pan les représentait-elle. Nous, nous ne pouvons qu’être sensibles au sort des oracles et à ce que, un jour, en effet, ils s’effacèrent dans une zone où ils avaient été recherchés goulûment, dans la mesure où notre pratique de l’interprétation, avons-nous coutume de dire, est oraculaire. Mais notre oracle à nous, c’est justement le dit de Lacan sur le rapport sexuel. Et il nous permet – Lacan l’a formulé bien avant qu’advienne la pornographie électronique dont je parle – de mettre à sa place le fait de la pornographie. Celui-ci n’est nullement – qui y songerait – la solution des impasses de la sexualité. Il est symptôme de cet empire de la technique, qui désormais étend son règne sur les civilisations les plus diverses de la planète, même les plus rétives. Il ne s’agit pas de rendre les armes devant ce symptôme et d’autres de même source. Ils exigent de la psychanalyse interprétation. Se pourrait-il que cet excursus sur la pornographie nous donne accès au titre du congrès prochain ? J’ai livré, lors d’un de ces congrès, et Leonardo Gorostiza l’a rappelé, la discipline à laquelle j’avais choisi de m’astreindre dans le choix du thème pour l’amp. Ils viennent par trois, disais-je, et chacun tour à tour donne la prévalence à l’une des trois catégories de Lacan dont les initiales sont r.s.i. Après « L’ordre symbolique… », après « Un réel… », il faudrait attendre alors, comme l’avaient parfaitement déduit L. Gorostiza et d’autres, que l’imaginaire vienne au premier plan. Sous quelle meilleure espèce le pourrait-il faire qu’au titre du corps, car on trouve formulé chez Lacan cette équivalence : l’imaginaire, c’est le corps. Et elle n’est pas isolée, son enseignement dans son ensemble témoigne en la faveur de cette équivalence. Premièrement, le corps s’y introduit d’abord en tant qu’image, image au miroir, d’où il donne au moi un statut qui se distingue singulièrement de celui que Freud lui reconnaissait dans sa seconde topique. Deuxièmement, c’est encore d’un jeu d’images que Lacan illustre l’articulation prévalant entre l’Idéal du moi et le moi idéal, dont il emprunte les termes à Freud mais pour les formaliser d’une façon inédite. Cette affinité du corps et de l’imaginaire est encore réaffirmée dans son enseignement des nœuds. La construction borroméenne accentue que c’est par le biais de son image que le corps participe d’abord de l’économie de la jouissance. Quatrièmement, au-delà le corps conditionne tout ce que le registre imaginaire loge de représentations : signifié, sens et signification, et l’image du monde elle-même. C’est dans le corps imaginaire que les mots de la langue font entrer les représentations, qui nous constituent un monde illusoire sur le modèle de l’unité du corps. Voilà autant de raisons de choisir pour le prochain congrès de faire varier le thème du corps dans la dimension de l’imaginaire. J’étais presque rallié à cette idée quand il m’est apparu que le corps changeait de registre en tant que corps parlant. Qu’est-ce que le corps parlant ? Ah, c’est un mystère[5], dit un jour Lacan. Ce dit de Lacan est d’autant plus à retenir que mystère n’est pas mathème, c’est même l’opposé. Chez Descartes, ce qui fait mystère mais reste indubitable, c’est l’union de l’âme et du corps. La « Sixièmeméditation » lui est consacrée et, à elle seule, elle a autant mobilisé l’ingéniosité de son plus éminent commentateur que les cinq précédentes. Cette union, en tant qu’elle concerne mon corps, meum corpus, vaut comme troisième substance entre substance pensée et substance étendue. Ce corps, dit Descartes – la citation est fameuse –, « je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui »[6]. On sait que le doute dit hyperbolique que figure l’hypothèse du malin génie épargne le cogito et vous en délivre la certitude, comme un reste, qui résiste au doute même le plus ample qui puisse se concevoir. On sait moins que, après coup, dans cette sixième méditation précisément, il se découvre que le doute épargnait aussi l’union du je pense avec le corps[7], celui qui se distingue entre tous d’être le corps de ce je pense. Sans doute, pour s’en apercevoir, faut-il prolonger l’arc de cet après-coup jusqu’à Edmund Husserl et ses Méditations cartésiennes. Il y distingue d’un mot précieux, d’une part, les corps physiques parmi lesquels ceux de mes semblables et, d’autre part, mon corps. Et pour mon corps, il introduit un terme spécial. Il écrit : je trouve dans une caractérisation singulière ma chair, meinen Leib, à savoir ce qui seul n’est pas un simple corps, mais bien une chair, le seul objet à l’intérieur de ma couche abstraite de l’expérience auquel j’assigne un champ de sensation à la mesure de l’expérience[8]. Le mot précieux est celui de chair, qui est distingué de ce que sont les corps physiques. Il entend par chair ce qui apparaissait à Descartes sous les espèces de l’union de l’âme et du corps. Cette chair est sans doute gommée dans le Dasein heideggérien, mais elle a nourri la réflexion de Merleau-Ponty dans son ouvrage inachevé Le Visible et l’invisible[1], livre auquel Lacan a consacré quelque attention au cours de son Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse[10]. Là, il ne marque pas son intérêt pour ce vocable, mais pourtant il reprendra ce vocable de chair quand il évoque la chair qui porte l’empreinte du signe. Le signe découpe la chair, la dévitalise et la cadavérise, et alors le corps s’en sépare. Dans la distinction entre le corps et la chair, le corps se montre apte à figurer, comme surface d’inscription, le lieu de l’Autre du signifiant. Pour nous, le mystère cartésien de l’union psychosomatique se déplace. Ce qui fait mystère, mais qui reste indubitable, c’est ce qui résulte de l’emprise du symbolique sur le corps. Pour le dire en termes cartésiens, le mystère est plutôt celui de l’union de la parole et du corps. De ce fait d’expérience, on peut dire qu’il est du registre du réel. C’est alors qu’il convient de faire sa place à ceci que le dernier enseignement de Lacan propose un nom nouveau pour l’inconscient. Il y a un mot pour le dire. On ne peut pas le retenir pour le congrès, ce mot, parce que c’est un néologisme. Il ne se traduit pas. Si vous vous reportez au texte intitulé« Télévision »[11], vous y voyez que j’interpelle Lacan sur le mot d’inconscient. Je lui dis tout simplement : « L’inconscient – drôle de mot ! », parce que déjà il me semblait, à moi, que ce n’était pas un terme qui collait très bien avec le point où il en était dans sa doctrine. Il me répond – vous le verrez, vous l’avez vu, vous le savez – par une fin de non-recevoir : « Freud n’en a pas trouvé de meilleur, et il n’y a pas à y revenir. » Donc il admet que ce mot est imparfait et il se désiste de toute tentative de le changer. Mais, deux ans plus tard, il avait changé d’avis si on en croit son écrit « Joyce le Symptôme »[12]où il avance le néologisme que je disais, dont il prophétise qu’il remplacera le mot freudien de l’inconscient, le parlêtre. Voilà l’opération dont je propose qu’elle nous donne notre boussole pour le prochain congrès. Cette métaphore, la substitution du parlêtre lacanien à l’inconscient freudien, fixe une étincelle. Je propose de la prendre comme index de ce qui change dans la psychanalyse au xxie siècle, quand elle doit prendre en compte un autre ordre symbolique et un autre réel que ceux sur lesquels elle s’était établie. La psychanalyse change, c’est un fait. Elle a changé, faisait remarquer Lacan avec malice, pour autant qu’elle fut d’abord pratiquée en solitaire par Freud et qu’ensuite elle en est venue à se pratiquer en couple. Mais elle a connu bien d’autres changements que nous mesurons dès que nous lisons Freud, et même dès que nous lisons, relisons le premier Lacan. Elle change de fait, en dépit de notre accrochage à des mots et à des schèmes anciens. C’est un effort continué que de rester au plus près de l’expérience pour la dire, sans s’écraser sur le mur du langage. Pour nous aider à le franchir, ce mur, il nous faut un (a)mur[13], j’entends un mot agalmatique qui perce ce mur. Et ce mot, je le trouve dans le parlêtre. Ce ne sera pas sur l’affiche du prochain congrès, mais il y sera question du parlêtre en tant que substitué à l’inconscient, pour autant qu’analyser le parlêtre, ce n’est plus exactement la même chose que d’analyser l’inconscient au sens de Freud, ni même l’inconscient structuré comme un langage. Je dirais même : faisons le pari qu’analyser le parlêtre, c’est ce que nous faisons déjà, et qu’il nous reste à savoir le dire. Nous apprenons à le dire. Par exemple, quand nous parlons du symptôme comme d’un sinthome. Voilà un mot, un concept qui est de l’époque du parlêtre. Il traduit un déplacement du concept de symptôme de l’inconscient au parlêtre. Comme vous le savez, le symptôme en tant que formation de l’inconscient structuré comme un langage, c’est une métaphore, un effet de sens, induit par la substitution d’un signifiant à un autre. En revanche, le sinthome d’un parlêtre, c’est un événement de corps, une émergence de jouissance. Le corps en question d’ailleurs, rien ne dit que c’est le vôtre. Vous pouvez être le symptôme d’un autre corps pour peu que vous soyez une femme. Il y a hystérie quand il y a symptôme de symptôme, quand vous faites symptôme du symptôme d’un autre, c’est-à-dire symptôme au second degré. Le symptôme du parlêtre reste sans doute à éclairer dans son rapport aux types cliniques – je ne fais qu’évoquer, sur les traces de Lacan, ce qu’il en est pour l’hystérie. Nous n’y parviendrons pas en oubliant la structure du symptôme de l’inconscient, pas plus que la seconde topique de Freud n’annule la première, mais se compose avec elle. De même, Lacan n’est pas venu effacer Freud, mais le prolonger. Les remaniements de son enseignement se font sans déchirure en utilisant les ressources d’une topologie conceptuelle qui assure la continuité sans interdire le renouvellement. Ainsi, de Freud à Lacan, nous dirons que le mécanisme du refoulement nous est explicité par la métaphore, comme de l’inconscient au parlêtre, la métaphore nous donne l’enveloppe formelle de l’événement de corps. Le refoulement explicité par la métaphore, c’est un chiffrage et l’opération de ce chiffrage travaille pour la jouissance qui affecte le corps. C’est d’un tel ravaudage de pièces diverses d’époques différentes, empruntées à Freud et à Lacan, que se tisse notre réflexion, et nous n’avons pas à reculer de procéder ainsi à un ravaudage, pour avancer dans le serrage de la psychanalyse au xxie siècle. Je pointerai ici un autre vocable – après sinthome – qui est de l’époque du parlêtre et que je placerai à côté du sinthome. C’est un mot qui oblige aussi à procéder à un nouveau classement des notions qui nous sont familières. Le mot que je place à côté de sinthome, c’est celui d’escabeau, que j’emprunte à « Joyce le Symptôme »[14]– en espagnol, c’est escabel.L’escabeau n’est pas l’échelle – c’est plus petit qu’une échelle –, mais il y a des marches. Qu’est-ce que l’escabeau ? – j’entends l’escabeau psychanalytique, pas seulement celui dont on a besoin pour prendre des livres dans une bibliothèque. C’est, d’une façon générale, ce sur quoi le parlêtre se hisse, monte pour se faire beau. C’est son piédestal qui lui permet de s’élever lui-même à la dignité de la Chose[15]. [Montrant la petite estrade du pupitre] Ceci, par exemple, c’est un p’tit escabeau pour moi. L’escabeau, c’est un concept transversal. Cela traduit d’une façon imagée la sublimation freudienne, mais à son croisement avec le narcissisme. Et voilà un rapprochement qui est proprement de l’époque du parlêtre. L’escabeau est la sublimation, mais en tant qu’elle se fonde sur le je ne pense pas premier du parlêtre. Qu’est-ce que c’est que ce je ne pense pas ? C’est la négation de l’inconscient par quoi le parlêtre se croit maître de son être. Et avec son escabeau, il ajoute à cela qu’il se croit un maître beau. Ce qu’on appelle la culture n’est pas autre chose que la réserve des escabeaux dans laquelle on va puiser de quoi se pousser du col et faire le glorieux. Pour donner l’exemple de ces catégories qui paraissent poindre et dont nous avons besoin, je me disais que je pourrais essayer un parallèle entre le sinthome et l’escabeau. Qu’est-ce qui fomente l’escabeau ? C’est le parlêtre sous sa face de jouissance de la parole. C’est cette jouissance de la parole qui donne naissance aux grands idéaux du Bien, du Vrai et du Beau. Le sinthome, en revanche, comme symptôme du parlêtre, lui, tient au corps du parlêtre. Le symptôme surgit de la marque que creuse la parole quand elle prend la tournure du dire et qu’elle fait événement dans le corps. L’escabeau est du côté de la jouissance de la parole qui inclut le sens. En revanche, la jouissance propre au sinthome exclut le sens. Si Lacan s’est passionné pour James Joyce et spécialement pour son ouvrage Finnegans Wake, c’est en raison du tour de force – ou de farce – que cela représente d’avoir su faire converger le symptôme et l’escabeau. Exactement, Joyce a fait du symptôme même, en tant que hors sens, en tant qu’inintelligible, l’escabeau de son art. Il a créé une littérature dont la jouissance est aussi opaque que celle du symptôme, et qui n’en demeure pas moins un objet d’art, élevé sur l’escabeau à la dignité de la Chose. On peut se demander si la musique, la peinture, les beaux-arts ont eu leur Joyce. Peut-être que ce qui correspond à Joyce dans le registre de la musique, c’est la composition atonale, inaugurée par Schoenberg, dont nous avons entendu parler peu avant[16]. Et pour ce qui est de ce que l’on appelait les beaux-arts, l’initiateur fut peut-être un certain Marcel Duchamp. Joyce, Schoenberg, Duchamp sont des fabricants d’escabeaux destinés à faire de l’art avec le symptôme, avec la jouissance opaque du symptôme. Et l’on serait bien en peine de juger ce qu’il en est de l’escabeau-symptôme au gré de la clinique. Nous avons plutôt à en prendre de la graine. Mais, dites-moi, faire de son symptôme un escabeau, n’est-ce pas précisément ce dont il est question dans la passe, où on joue de son symptôme et de sa jouissance opaque ? Faire une analyse, c’est travailler à la castration de l’escabeau pour mettre au jour la jouissance opaque du symptôme. Mais faire la passe, c’est jouer du symptôme ainsi nettoyé pour s’en faire un escabeau, aux applaudissements du groupe analytique. Et pour le dire en termes freudiens, c’est évidemment un fait de sublimation, et les applaudissements ne sont pas du tout adventices. Le moment où l’assistance est satisfaite, cela fait parti de la passe. On peut même dire que c’est là que la passe s’accomplit. Livrer les récits de passe au public, on n’a jamais fait ça du temps de Lacan. L’opération restait ensevelie dans les profondeurs de l’institution, elle n’était connue que d’un petit nombre d’initiés – la passe, c’était une affaire pour pas dix personnes. Disons-le, j’ai inventé de faire une monstration publique des passes parce que je savais, je pensais, je croyais, qu’il en allait de l’essence même de la passe. Les escabeaux sont là pour faire de la beauté, parce que la beauté est la défense dernière contre le réel. Mais une fois les escabeaux renversés, brûlés, il reste encore au parlêtre analysé à démontrer son savoir-faire avec le réel, son savoir en faire un objet d’art, son savoir dire, son savoir le bien dire. Et c’est ce que donne l’amorce, la prise de parole qu’il est invité à faire. L’événement de passe, ce n’est pas la nomination, décision d’un collectif d’experts. L’événement de passe, c’est le dire d’un seul, l’Analyste de l’École, quand il met en ordre son expérience, quand il l’interprète au bénéfice du tout-venant d’un congrès qu’il s’agit de séduire et d’enflammer – et c’est ce qui a été mis à l’épreuve, largement, pendant ce dernier congrès. Un dire, c’est un mode de la parole qui se distingue de faire événement. Freud discriminait entre les modes de la conscience : conscient, préconscient, inconscient. Pour nous, s’il y a des modes à distinguer, ce n’est pas dans la conscience, mais des modes de la parole. En termes de rhétorique, il y a la métaphore et la métonymie ; en termes de logique, le modal et l’apophantique, l’affirmatif, voire l’impératif ; et dans la perspective stylistique, il y a le cliché, le proverbe, la ritournelle, et de la parole dépend l’écriture… Eh bien, l’inconscient, quand il est conceptualisé à partir de la parole, et non plus à partir de la conscience, porte un nom nouveau : le parlêtre. L’être dont il s’agit ne précède pas la parole. C’est au contraire la parole qui décerne l’être à cet animal par effet d’après-coup, et dès lors son corps se sépare de cet être pour passer au registre de l’avoir. Le corps, le parlêtre ne l’est pas, il l’a[17]. Le parlêtre a affaire avec son corps en tant qu’imaginaire comme il a affaire avec le symbolique. Et le troisième terme, le réel, c’est le complexe ou l’implexe, des deux autres. Le corps parlant, avec ses deux jouissances, jouissance de la parole et jouissance du corps, l’une qui mène à l’escabeau, l’autre qui soutient le sinthome. Il y a chez le parlêtre à la fois jouissance du corps et aussi jouissance qui se déporte hors corps, jouissance de la parole que Lacan identifie, avec audace et avec logique, à la jouissance phallique en tant qu’elle est dysharmonique au corps. Le corps parlant jouit donc sur deux registres : d’une part, il jouit de lui-même, il s’affecte de jouissance, il se jouit – emploi réfléchi du verbe –, d’autre part, un organe de ce corps se distingue de jouir pour lui-même, il condense et isole une jouissance à part qui se répartit sur les objets a. C’est en quoi le corps parlant est divisé quant à sa jouissance. Il n’est pas unitaire comme l’imaginaire le fait croire. C’est pourquoi il faut que la jouissance phallique se sépare dans l’imaginaire dans l’opération qui s’appelle la castration. Le corps parlant parle en termes de pulsions. C’est ce qui autorisait Lacan à présenter la pulsion sur le modèle d’une chaîne signifiante. Il a poursuivi sur la voie de ce dédoublement dans sa logique du fantasme où il disjoint le ça et l’inconscient. Mais le concept du corps parlant est en revanche à la jointure du ça et de l’inconscient. Il rappelle que les chaînes signifiantes que nous déchiffrons à la freudienne sont branchées sur le corps et qu’elles sont faites de substance jouissante. Freud disait du ça qu’il était le grand réservoir de la libido, ce dit se déporte sur le corps parlant qui est comme tel substance jouissante. C’est sur le corps que sont prélevés les objets a ; c’est dans le corps qu’est puisée la jouissance pour laquelle travaille l’inconscient. De la théorie des pulsions, Freud pouvait dire qu’elle était une mythologie. Ce qui n’est pas un mythe, en revanche, c’est la jouissance. L’appareil psychique, Freud l’appelle, au chapitre 7 de Die Traumdeutung, une fiction. Ce qui n’est pas une fiction, c’est le corps parlant. C’est dans le corps que Freud trouvait le principe de sa fiction de l’appareil psychique. Il est construit sur l’arc réflexe, en tant que processus réglé de manière à maintenir au plus bas la quantité d’excitation. À l’appareil psychique structuré par l’arc réflexe, Lacan a substitué l’inconscient structuré comme un langage. Non pas stimulus-réponse, mais signifiant-signifié. Seulement, – c’est une expression de Lacan que j’ai déjà soulignée et expliquée – ce langage est une élucubration de savoir sur lalangue[18], lalangue du corps parlant. Il s’ensuit que l’inconscient est lui-même une élucubration de savoir sur le corps parlant, sur le parlêtre. Qu’est-ce qu’une élucubration de savoir ? C’est une articulation de semblants se déprenant d’un réel et à la fois l’enserrant. La mutation majeure qui a touché l’ordre symbolique au xxie siècle, c’est qu’il est désormais très largement conçu comme une articulation de semblants. Les catégories traditionnelles organisant l’existence passent au rang de simples constructions sociales, vouées à la déconstruction. Ce n’est pas seulement que les semblants vacillent, mais ils sont reconnus comme des semblants. Et par un curieux entrecroisement, c’est la psychanalyse qui, par Lacan, restitue l’autre terme de la polarité conceptuelle : tout n’est pas semblant, il y a un réel. Le réel du lien social, c’est l’inexistence du rapport sexuel. Le réel de l’inconscient, c’est le corps parlant. Tant que l’ordre symbolique était conçu comme un savoir régulant le réel et lui imposant sa loi, la clinique était dominée par l’opposition entre névrose et psychose. L’ordre symbolique est maintenant reconnu comme un système de semblants qui ne commande pas au réel, mais lui est subordonné. Un système répondant au réel du rapport sexuel qu’il n’y a pas. Il s’ensuit, si je puis dire, une déclaration d’égalité clinique fondamentale entre les parlêtres. Les parlêtres sont condamnés à la débilité mentale par le mental même, précisément par l’imaginaire comme imaginaire de corps et imaginaire de sens. Le symbolique imprime dans le corps imaginaire des représentations sémantiques que le corps parlant tisse et délie. C’est en quoi sa débilité voue le corps parlant comme tel au délire. On se demande comment quelqu’un qui a été analysé pourrait encore s’imaginer être normal. Dans l’économie de la jouissance, un signifiant-maître en vaut un autre. De la débilité au délire, la conséquence est bonne. La seule voie qui s’ouvre au-delà, c’est pour le parlêtre de se faire dupe d’un réel, c’est-à-dire de monter un discours où les semblants coincent un réel, un réel auquel croire sans y adhérer, un réel qui n’a pas de sens, indifférent au sens, et qui ne peut être autre que ce qu’il est. La débilité, c’est au contraire la duperie du possible. Être dupe d’un réel – ce que je vante –, c’est la seule lucidité qui est ouverte au corps parlant pour s’orienter. Débilité – délire – duperie, telle est la trilogie de fer qui répercute le nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel. Jadis, on parlait des indications d’analyse. On évaluait si telle structure se prêtait à l’analyse et on indiquait comment refuser l’analyse à qui la demandait pour manque d’indications. À l’époque du parlêtre, disons la vérité, on analyse n’importe qui. Analyser le parlêtre demande de jouer une partie entre délire, débilité et duperie. C’est diriger un délire de manière à ce que sa débilité cède à la duperie du réel. Freud avait affaire encore à ce qu’il appelait le refoulement. Et nous avons pu constater dans les récits de passe à quel point cette catégorie est désormais peu usitée. Certes, il y a des ressouvenirs. Mais rien n’atteste l’authenticité d’aucuns. Aucun n’est final. Ledit retour du refoulé est toujours entraîné dans le flux du parlêtre où la vérité se révèle incessamment menteuse. À la place du refoulement, l’analyse du parlêtre installe la vérité menteuse, qui découle de ce que Freud a reconnu comme le refoulement originaire. Et cela veut dire que la vérité est intrinsèquement de la même essence que le mensonge. Le proton pseudosest aussi le faux ultime. Ce qui ne ment pas, c’est la jouissance, la ou les jouissances du corps parlant. L’interprétation n’est pas un fragment de construction portant sur un élément isolé du refoulement, comme le voulait Freud. Elle n’est pas l’élucubration d’un savoir. Elle n’est pas non plus un effet de vérité aussitôt absorbé par la succession des mensonges. L’interprétation est un dire qui vise le corps parlant et pour y produire un événement, pour passer dans les tripes, disait Lacan, cela ne s’anticipe pas, mais se vérifie après coup, car l’effet de jouissance est incalculable. Tout ce que l’analyse peut faire, c’est s’accorder à la pulsation du corps parlant pour s’insinuer dans le symptôme. Quand on analyse l’inconscient, le sens de l’interprétation, c’est la vérité. Quand on analyse le parlêtre, le corps parlant, le sens de l’interprétation, c’est la jouissance. Ce déplacement de la vérité à la jouissance donne la mesure de ce que devient la pratique analytique à l’ère du parlêtre. C’est pourquoi je propose, pour le prochain congrès, de nous réunir sous la bannière : « L’inconscient et le corps parlant ». C’est là un mystère, disait Lacan. Nous tenterons d’y entrer et de l’éclaircir. Quelle ville nous serait plus propice que Rio de Janeiro ? Sous le nom du Pain de sucre, elle a pour emblème le plus magnifique des escabeaux. Merci. [Version établie par Anne-Charlotte Gauthier, Ève Miller-Rose et Guy Briole. Texte oral, non revu par l’auteur] Version du 25 septembre 2014 |
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