Par George-Henri Melenotte
Il nous est peu donné d’avoir affaire à un soulèvement de fous à l’intérieur de leur asile. C’est pourtant ce que nous propose Ricciotto Canudo, avec Les libérés. Ce récit, publié en 1911, ne portait pas encore la trace de l’anti-psychiatrie ou des travaux de Foucault qui lui furent bien postérieurs. Le médecin psychiatre qui s’est décidé à une expérience originale dans un endroit qu’il a aménagé à cette fin, la Villa, tient le journal clinique du quotidien des patients qui y résident. Ses observations sont minutieuses, précises, et le livre, en plus de la chronique de la vie des « libérés », peint une série de portraits cliniques qui valent chacun par l’originalité du personnage décrit.
Nous voilà introduits par l’auteur dans une petite société, aux règles particulières. Elle est baptisée L’Oasis des libérés. Chacun y vaque à ses occupations et l’auteur, le médecin, règne en maître, entouré par ses assistants, dont son préféré, Farry, partage avec lui une partie de ses tâches. Le propos du médecin sur les fous est des plus libéraux. Anouck Cape le qualifie de psychiatre libertaire. Canudo lui fait dire : « Je suis ainsi le chef de ceux qui n’admettent point de chef. (41)» Cette petite société qui vit dans l’apparence démocratique s’avère n’en être plus une dès lors que l’un des pensionnaires, Korowski, va contester la toute puissance du médecin. Le masque va tomber puisque l’on va constater l’acharnement qu’il va déployer pour venir à bout de celui qui conteste son autorité au sein de l’établissement.
L’intérêt de Canudo pour le problème de la vie en société n’est pas nouveau. Un an avant la parution des Libérés, a paru un ouvrage intitulé La Ville sans chef. Canudo y décrit la vie des habitants d’une île dévastée par une catastrophe naturelle. Ils tentent de reconstruire une société nouvelle. Louis Piard et Vincent Lariot dirigent la reconstruction au sein du chaos. L’un cherche à construire une société plus juste qui prend appui sur les institutions nouvelles. L’autre est un pur anarchiste qui récuse toute forme d’institutionnalisation. L’expérience, on s’en doute, va tourner à l’échec. L’idée que l’on retrouve dans Les Libérés est que l’échec tient à ce que le dominateur a trouvé plus fort que lui. C’est ce qui advient au moment de bascule où le médecin perd son emprise sur l’Oasis des libérés au profit de Korowski. L’échec du médecin devient patent et le soulèvement qui s’ensuit détruit l’ordre qu’il avait réussi à imposer. Dans la Villa des libérés, on ne peut pas dire que nous nous trouvions, comme dans la Ville sans chef, dans une société anarchiste. Le médecin qui dirige la société prône, lui, une liberté totale, affranchie de toutes les contraintes sociales. C’est même là l’un des fondements qu’il donne à son entreprise thérapeutique. Si, dans la Ville sans chef, Louis Piard réclamait l’exercice institutionnalisé du pouvoir, Vincent Lariot, lui, voulait une société sans chef. Tout comme le médecin de la Villa. Pourquoi l’expérience échoue-t-elle dans la Ville sans chef ? Elle échoue, avance Canudo, parce que les hommes ne sont pas capables de renoncer à l’autorité que l’on exerce sur eux. Pour lui, il est clair que l’anarchie est le seul système acceptable. Malheureusement poursuit-il, les hommes ne sont pas capables d’assumer leur liberté. Ils demandent à êtres soumis et abandonnent le pouvoir au plus avide. On pense que cette expérience sociale a été inspirée par l’expérience de Monte Verità, près d’Ascona, dans le Tessin. Sept hommes et femmes, anarchistes, y fondent, en 1900, une communauté sur une terre qu’ils ont achetée. Ils y construisent un village de bois et de paille. Ils bâtissent un monde libre, sans lois et sans contraintes.
Je pourrais m’engager sur cette pente de l’expérience sociale que nous propose Canudo, d’autant qu’elle est remarquable dans son analyse des conditions réunies et de la manière dont elle se défait. Ce n’est pas la voie que j’emprunterai. Je me dirigerai plutôt dans celle qui témoigne d’un moment particulier, celui où, dans une microsociété asilaire, un soulèvement se produit.
Premier constat du journal : jusque-là, tout médecin aliéniste se promenait en « roi aveugle et tyrannique » dans des domaines qui lui étaient parfaitement inconnus (37). Que savait-il en effet de la folie ? Pour Canudo, la folie incarne à sa manière le triomphe de l’individu, préparé à cette expérience soit par le passé de ses aïeux, soit par les circonstances de la vie. Le fou se montre « dédaigneux des bornes morales qui règlent le rapport de créature à créature, c’est-à-dire de chaînon en chaînon du grand esclavage humain. » En ce sens, « il est le parfait libéré » (38).
La liberté du fou est immorale. Les conséquences de cette « liberté absolue » (39) sont la rupture de ses relations avec le monde extérieur. L’individu entre en dissonance avec la société car rien chez lui n’est réglé sur ce qui est socialement attendu de lui. Devant un tel écart, « la tendance irrésistible de la collectivité normale » (39) vise à vouloir reprendre cet individu, à le ramener à la raison et, pour ce faire, renouer des rapports avec lui.
Selon Canudo, il n’est pas absurde de mettre ces personnes libérées et antisociales ensemble, de les réunir les unes aux autres. Elles créent alors une « atmosphère de révolte et de liberté » (61). Cela peut les amener à connaître entre elles une harmonie qui leur est propre, harmonie qui peut être dérangée par les gens normaux. La question harmonique prend en effet son importance selon le groupe où elle se déploie.
Si un homme est fou, c’est que son organisme, son rythme de vibration, n’est plus en harmonie avec l’allure générale de la symphonie sociale (39).
Canudo amplifie la dimension musicale de la folie. Ce n’est pas de sa part une métaphore mais un constat clinique :
L’homme se libère de la société, devient fou ou criminel, par un excès ou par un défaut de son organisme, c’est-à-dire de sa puissance vibrante (40).
C’est sur cette puissance vibrante que le médecin va agir. Il le fait en se disant « chef d’orchestre » et sa Villa, « une superbe symphonie sexuelle » (41). Les vibrations musicales sont en effet sexuées. Une pensionnaire, Mlle de Chaivry, avait un organisme féminin qui avait le plus grand besoin des vibrations masculines pour pouvoir atteindre à un certain degré d’équilibre. De la sexualité, Canudo écrit :
Je suis convaincu que la ségrégation complète des sexes est une des causes principales qui rendent la folie inguérissable dans les asiles et qui l’aggravent toujours. […] Je suis profondément convaincu aussi, que dans cette opération ultrasensible des échanges sexuels, l’accouplement charnel, s’exerçant entre individus désharmonisés par rapport à l’ordre commun de la vie, est funeste à eux-mêmes, aussi bien qu’à tout le milieu dans lequel ils se meuvent.(50)
Musique, vibration communicative et sexuée. Mais aussi mort. Dans l’Oasis de la Villa, Mlle de Chaivry, jeune et laide au point d’en être repoussante, vient à mourir. Elle avait ceci de particulier de désirer ardemment être aimée. Au point que chaque homme qu’elle approchait devenait pour elle un enjeu. La cruauté de la vie fera que ce souhait ne sera jamais exaucé et qu’elle mourra dans une grande détresse sexuelle.
Les effets de cette mort dans la Villa vont être imprévisibles. Darnet, l’un de pensionnaires, va s’accoupler à elle de façon chimérique. Sans jamais avoir osé s’approcher d’elle, elle le hantait au point de « sentir sa mort » et de « la posséder morte dans son sommeil » (53). Autre effet : il s’agit cette fois-ci de celui que l’auteur appelle le slave, sans encore l’appeler Korowski. Après le décès de Mlle de Chaivry, il se met à mouler l’air de ses mains, comme le ferait un sculpteur désireux de donner forme à la glaise. Tout se passe comme s’il cherchait des formes aériennes à sculpter. Canudo le voit comme un statuaire (57). Une autre fois, ce même slave modèlera dans la terre un visage qu’il recouvrira d’un mouchoir blanc avant de le déposer au pied d’un rosier. D’autres encore se manifestent après la mort de façon surprenante. Tout se passe comme si sa mort avait agi sur l’état des internés (60).
Depuis la mort de Mlle de Chairvy, la situation évolue au sein de la petite société de la Villa. Le médecin note ainsi que la sexualité s’y est déchaînée de façon tellement nouvelle et véhémente que ni lui-même, ni ses assistants ne peuvent plus la juguler (100). Plus étrange encore, des trente-trois personnes qui lui sont confiées, il note que ving-cinq au moins forment une foule qui obéit « à un chef quelconque », constituant une masse qui suit un ordre. Constat du médecin :
Aujourd’hui, j’ai devant moi une foule compacte (…) subissant aveuglément des ordres qui ne viennent pas de moi (100).
Son autorité lui échappe. Mais, de façon beaucoup plus grave, il ne sait ni comment, ni pourquoi. C’est dire qu’il perd la gouverne de ses patients qui font foule sous la houlette d’une autorité supérieure à la sienne. Il pense au slave : on l’aime de plus en plus, on rôde autour de lui, même ses gardiens lui portent un respect excessif. Contre ses idées d’émancipation de la folie par la levée des contraintes sociales à l’intérieur de sa petite société, le médecin constate son échec puisque voilà ses patients réduits à une masse compacte soumise au slave, et pas seulement eux d’ailleurs.
Que dit-il du slave ? Son allure est celle d’un roi (115). Après l’avoir vu sculpteur, statuaire, puis musicien, le voici qui se présente à lui comme un roi.
La situation se modifie. Après cette période où il s’était senti dépossédé de son pouvoir par le slave, les choses reviennent à leur place de départ et le médecin aliéniste peut dire : « j’ai repris tout mon pouvoir » (133).
Le russe continue à faire énigme. Il devient l’objet privilégié de l’observation du médecin. Lisons ce passage de son observation :
Cet homme est un terrible instrument de réception et de rayonnement. Cet homme vit en dehors de sa chair, comme le sculpteur vit dans sa masse brute de marbre qu’il modèle, et le musicien dans les régions sonores, enfermé dans le cercle toujours plus large des vibrations harmoniques qu’il déchaîne et dont il occupe le centre (150/151).
Le médecin découvre que ce russe était devant une masse d’âmes lorsqu’il était sculpteur et qu’avec le masque de terre posé au pied du rosier, il déterminait le rythme mortuaire de Mlle de Chairvy. De même était-il au centre d’un cercle d’âmes lorsqu’il était musicien. Il a ainsi entraîné ces âmes de l’obsession de la morte vers une obsession sexuelle qui a commencé à atteindre l’un d’entre eux. Maintenant qu’il est roi,
tout le monde ici, que je le veuille ou non, est son sujet. Et malgré que j’ai repris la possession de mon rôle et de mes droits, que je sois redevenu le maître de mon domaine, que j’ai vu le russe, l’adversaire, courber sa fierté devant ma suprématie, j’en arrive à penser qu’il ne me restera peut-être qu’à m’allier avec cet homme, avec cet être confié à mes soins. Cela pour canaliser des forces extraordinaires dans le sens de ma volonté, afin que je ne m’exténue pas dans une lutte étrange dont, à la longue, je sortirai vainqueur, mais seulement à la longue. (151)
Il a étendu le linceul de la morte sur la Villa en imposant à tous, sa vision de la défunte. Il les fit tous passer de l’anxiété funéraire à l’anxiété voluptueuse. Il le faisait à sa manière incomparable, en se servant de « toutes les vibrations vitales des autres à la manière du vampire mystique » (154).
Enfin ce russe a un nom : Korowski, qu’il dévoile au médecin sous une forme étrange. « Je fus Korowski », lui dit-il. Tout individu a un cercle, écrit Canudo. Korowski en sera le centre s’il est à la tête d’un groupe. De Korowski, Canudo dit encore :
Ce n’était pas un malade à soigner, ni un libéré à surveiller et à contraindre. C’était un homme devenu étranger en tout pays, étranger dans sa maison, et qu’il fallait reléguer dans l’Ile des Fous, où tout être a une patrie et une maison, les siennes propres : celles de sa vie intérieure désociablisée (255).
Ainsi, Korowski demeure-t-il en maître, « car il sait regarder dans la prunelle des yeux » (255). Le médecin voit son pouvoir se restreindre en peau de chagrin. Korowski ne s’est pas seulement interposé entre lui et ses sujets, il le fait maintenant entre lui et son assistant le plus cher, Farry. Avec ce dernier, commence à apparaître un dissentiment qui ne va plus cesser de se creuser.
Korowski peint Mme Fellerson. Elle pose pour lui dans le jardin de longues heures durant. Les pensionnaires viennent former autour du peintre et de son modèle un cercle attentif (270). L’étrange est que le peintre peint dans l’air. Il n’utilise ni chevalet, ni peinture. Il fait les gestes du peintre. Il la « dessine », il la « peint » il la transpose en « rythmes aériens » (271). Il la tient en son pouvoir, il la subjugue. Il n’empêche que le cercle se renforce puisque Farry, l’assistant du médecin, s’adjoint au cercle. De ce cercle, le médecin dit que c’est « un nœud d’âmes ». Dès lors, sa résolution est prise : il va lui falloir entrer coûte que coûte dans le « cercle magique » du russe.
A l’intérieur du cercle magique, se crée un lien subtil qui permet au médecin de parler d’un « nous tous » (272). Autour du couple formé par Korowski et Mme Fellerson, se forme un cercle de l’attention, que Canudo appelé aussi un cercle de spectateurs. Le mot spectateur est inexact. Car personne n’a jamais vu le portrait de Mme Fellerson. Tout comme personne n’a jamais entendu la musique que Korowski a dirigée. Faute de savoir la nature du lien qui se noue à l’intérieur du cercle magique, Canudo va l’appeler « lien de l’émotion » (273).
Le médecin croit avoir percé l’énigme du personnage de Korowski. Sa solution est simple : Korowski est un artiste manqué. Voilà, selon le médecin aliéniste, la clé du personnage.
C’est exactement au moment où l’énigme semble levée, qu’éclate, de façon violente, l’orage qui soulève toute la Villa. C’est un « orage sexuel » (285). Dans le jardin, le cercle attentif s’est dissous. Mme Fellerson ne vient plus poser (288). Le déchaînement sexuel commence. Le cercle est devenu très vite « le centre réel, mathématique et visible, de la sexualité exaspérée et enfin triomphante de la Villa » (291). L’expression enfin triomphante donne la clé du soulèvement qui s’opère avec l’éclatement de l’orage sexuel. L’insurrection se fait au profit du sexe et contre tout ce qui l’avait réprimé jusque-là chez chacun des pensionnaires. Les envies sexuelles réfrénées chez les uns et les autres se libèrent enfin. « L’épanouissement sexuel rayonnait dans des hurlements de fauves » (291). Rien ne peut l’arrêter. La « mêlée charnelle » est horrible et magnifique. Tout cela éclate en un, éclair. Puis ce fut l’affaissement de cette violence qui se retourna, dit le médecin, « contre nous, les ennemis » (292).
Ce qui boucla la catastrophe fit le meurtre de Korowski par le médecin. « J’ai tué Korowski » écrit-il (294).
Voilà. Le livre se conclut par quelques phrases dont celle-ci :
Notre grand duel, le long duel de ce géant de la sexualité et de son médecin a abouti après quelques mois, à cela : à l’orgie et à la mort (298).
Parvenu à la fin de cette présentation du livre, plusieurs réflexions me viennent à l’esprit. Cette chronique se présente comme le dessaisissement progressif du pouvoir du médecin par le fou. Le lieu de la Villa, l’Oasis des libérés, où se déroulait une tentative de soin de la folie sur la base de la levée des contraintes sociales ordinaires, fonctionne au bout du compte comme un lieu coercitif. Peut-être plus encore que l’asile ordinaire du fait du meurtre final par le médecin de l’un des patients confiés à ses soins. Aussi n’est-il pas faux de dire que cette oasis est bel et bien un champ de bataille où s’affrontent deux volontés, celle de Korowski et celle du médecin asilaire. Ces deux volontés ne sont pas de même nature bien qu’elles aient pour enjeu le pouvoir sur la communauté. Elles ne sont pas de même nature parce que le pouvoir insurrectionnel de l’un n’est pas le pouvoir normalisant de l’autre. Ils s’affrontent même s’ils n’ont pas la même visée.
Dans la leçon du 7 novembre 1973 du cours de Foucault sur Le Pouvoir psychiatrique, nous trouvons ceci :
Or, très brusquement, vous voyez apparaître au début du XIXème siècle, un critère de reconnaissance et d’assignation de la folie qui est absolument autre et qui est — j’allais dire : la volonté, ce n’est pas exact —, en fait ce qui caractérise le fou, ce par quoi on assigne la folie du fou à partir du début du XIXème siècle, disons que c’est l’insurrection de la force, c’est que dans le fou, une certaine force se déchaîne, force non maîtrisée, force peut-être non maîtrisable, et qui prend quatre grandes formes selon le domaine où elle s’applique et le champ où elle fait des ravages.
Foucault ne dit pas tout à fait la volonté. Il l’aurait presque dit, mais il se récuse. Ce recul in extremis ne sera que provisoire. Il utilise un langage juridique. On assigne la folie du fou comme on assigne quelqu’un en justice en le convoquant. Cela indique que la folie a à répondre à une convocation devant un pouvoir. Ce sera le pouvoir psychiatrique naissant. Il s’interroge : comment reconnaît-on la folie au début du XIXème siècle ? Pourquoi l’assigne-t-on devant un pouvoir ? Réponse : en définissant ce qui la caractérise. Sa caractéristique d’alors, c’est l’insurrection de la force. Le terme est pesé. Le Trésor de la langue française définit ainsi l’insurrection : « Action de s’insurger, de se soulever contre un pouvoir politique établi en recourant à la violence armée ; ce peut être le mouvement lui-même, quand il est de grande ampleur. »
Avec cette insurrection de la folie, nous voilà devant un soulèvement contre un pouvoir politique établi. C’est un soulèvement violent. Il sollicite la force pure. Dans la folie, la force se soulève. Elle se déchaîne, c’est-à-dire qu’elle se libère de ses chaînes qui maintenaient la personne sans liberté.
De ce point de vue, le fou est un homme libre puisqu’il se défait de ses chaînes en laissant se déchaîner une force en lui non maîtrisée, peut-être même non maîtrisable. N’est-ce pas le cas de Korowski qui, à aucun moment, ne semble maîtriser l’influence qu’il exerce sur son entourage ? C’est dire combien, en se soulevant par la levée des entraves qui le maintenaient sous le joug du pouvoir établi, il devient libre.
Puis comme une sorte de négatif de la force pure de la folie, apparaît celle du pouvoir psychiatrique, celle de notre médecin asilaire anarchisant, qui va museler le déchaînement. Foucault :
Et la première grande distribution de cette pratique asilaire au début du XIXème siècle retranscrit exactement ce qui se passe à l’intérieur même de l’asile, c’est-à-dire le fait qu’il s’agit non plus du tout de reconnaître l’erreur du fou, mais de situer très exactement le point où la force déchaînée de la folie lève son insurrection : quel est le point, quel est le domaine, à propos de quoi la force va se déchaîner et apparaître, bousculant entièrement le comportement de l’individu.
Connaître le point par lequel « la force déchaînée de la folie lève son insurrection » c’est connaître le moyen de mater cette force. Ceci donne une idée de ce qui sera entendu par thérapeutique et par tactique :
La tactique par conséquent de l’asile en général […] va être et doit être ajustée à la caractérisation, la localisation, le domaine d’application de cette explosion de la force et de son déchaînement. De sorte que, si tel est bien l’objectif de la tactique asilaire, si c’est bien ça l’adversaire de cette tactique : la grande force déchaînée de la folie, eh bien, que peut être la guérison, sinon la soumission de cette force ?
Il n’y a pas seulement le déchaînement pour caractériser la folie. Il y a aussi son explosion de force. Pour soumettre cette force incommensurable qui explose, il convient de la reconnaître, de la localiser, et de mesurer son domaine d’exercice. N’est-ce point ce que fait le médecin asilaire avec la tenue de son journal en forme de chronique de ses observations cliniques ? La folie devient un adversaire estimable. Foucault parlera de sa « grande force déchaînée ».
Si nous revenons à la formule : « la force déchaînée de la folie lève son insurrection », la question se pose : Qu’est-ce d’autre que cette levée insurrectionnelle si ce n’est un soulèvement ?
La question va se radicaliser pour devenir cette fois explicite. Nous sommes dans la leçon du 9 janvier 1974. Voici ce que dit Foucault :
[Le pouvoir psychiatrique est] une lutte contre quelque chose qui est la folie conçue, me semble-t-il, au XIXème siècle — quelle que soit finalement l’analyse nosographique ou la description que l’on fasse des phénomènes de la folie —, conçue essentiellement comme volonté en insurrection, volonté illimitée.
Qu’est d’autre le soulèvement que cette volonté en insurrection ? Ce n’est plus ici une volonté indestructible mais une volonté illimitée, autrement dit une volonté que rien n’arrête. Dès lors que la folie est une volonté sans limite, alors on peut émettre les plus sérieux doutes sur la capacité du système asilaire d’en venir à bout. Le pouvoir, ici psychiatrique, est bien limité devant le caractère illimité de la volonté à l’œuvre dans le soulèvement de la folie.
Pour clarifier si besoin était son affirmation de la folie comme volonté insurgée, Foucault ajoute dans la même leçon ceci :
Même dans un cas de délire, c’est la volonté de croire à ce délire, la volonté d’affirmation de ce délire, la volonté au cœur de cette affirmation du délire, c’est cela qui est la cible de la lutte qui parcourt, anime, tout au long de son déroulement, le régime psychiatrique.
Le régime psychiatrique est un régime de la confiscation. On s’empare de la volonté insurgée pour la confisquer en la réduisant à un état que l’on proclamera comme guérison. Confisquer, on l’a vu, c’est la réaction du pouvoir à ce qui se lève pour en empêcher l’épanouissement. Confisquer à la folie son insurrection c’est la repérer, la localiser dans une zone d’extinction de sa force à des fins d’ajustement de la volonté à la norme qui passera pour un apaisement. Dans Les Libérés, la confiscation va atteindre un degré extrême, puisqu’en tuant Korowski, le médecin lui confisque pour toujours la vie.
Pourquoi cette lecture de ce livre de Ricciotto Canudo alors que nous sommes en train d’étudier les travaux d’Allouch sur la distinction qu’il opère entre les deux analytiques du sexe ?
Réponse : le soulèvement. C’est à une chronique du soulèvement que l’on a affaire. Non pas seulement à la lutte entre deux volontés qui s’affrontent dans une société qui se déclarait au départ sans chef. Dire que l’affaire ne se réduit pas seulement à la lutte pour le pouvoir entre deux volontés élude un caractère décisif de ce texte : l’appartenance au cercle magique.
Ce cercle n’est pas le fait de la seule influence de Korowski sur le groupe des pensionnaires et sur le personnel de la Villa. Il est le fait d’une communauté spirituelle qui se constitue sur le mode d’une série de rituels qui lui donnent une dimension érotique et mystique. Nous ne sommes pas loin du moment où Lacan, dans son séminaire R.S.I. parlait, pour désigner l’émergence d’une nouvelle érotique, de son tantrisme à lui. Que ce soit au moment où le cercle se constitue autour du masque de la morte, ou au moment où il fait un portrait sans tableau de Mme Fellerson et où la communauté se réunit en cercle autour de cette étrange représentation, c’est bien à la naissance d’une communauté mystique que l’on a affaire où, comme le résume fort bien Canudo, à la fin du livre, orgie et mort se conjoignent.
L’orage sexuel qui éclate n’est pas le fait d’un seul mais il gagne à la vitesse de l’éclair l’ensemble des pensionnaires, dévastant l’ordre établi. Korowski n’est donc pas le seul dans son soulèvement. Il est le déclencheur, l’inspirateur, l’esprit de l’orage qui va gagner l’ensemble de la communauté. Le soulèvement ne sera pas le fait d’un seul, plutôt de quelques-uns pour ne pas dire de tous, au moment où la folie rejoint sa nature véritable d’être une volonté insurgée contre les normalisateurs et les guérisseurs. Foucault ne parle pas autrement du soulèvement quand il étudie la révolution iranienne.
On ne sait pas, au moment où l’orage éclate, comment l’interpréter car il ne donne pas ses raisons. Dire que c’est un acte de révolte contre l’oppression psychiatrique qui pèse sur les pensionnaires de la Villa est une interprétation hâtive. Car une telle insurrection, dans son éclatement soudain, n’a pas de sens ni ne délivre aucun message. Qu’elle prenne la forme d’une bacchanale montre que ce déchaînement sexuel fait suite à la longue répression qui pesa sur la sexualité pendant de nombreuses années, mais rien de plus. Qui aurait pu pressentir que ce soulèvement prendrait cette forme sexuelle inédite et, à ma connaissance, jamais connue dans l’histoire du mouvement asilaire ?
Soulèvement se conjoint ici avec le sexe et la mort. Il trouve son expression dans un déchaînement érotique insoupçonné et insupportable qui amènera le médecin à sa propre perte dès lors que, contre toutes ses idées préalables, il en viendra à se supprimer lui-même en supprimant son patient, Korowski, homme libre véritable qui a su insuffler autour de lui la chose la plus imprévue qui aurait pu arriver dans l’Oasis des libérés : l’apparition de la liberté.
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