Max NORDAU, « Dégénérescence »
Paris, 1894, 607p.
Alcan, Bibliothèque de philosophie contemporaine,
Traduit de l’allemand par Auguste Dietrich
Préface de François Livi, Professeur à la Sorbonne
Quelques repères biographiques :
Simon Maximilien Südfeld, qui deviendra Max Nordau, naît le 29 juillet 1849 à Pest (Budapest), qui fait alors partie de l’empire austro-hongrois, dans une famille juive orthodoxe. Son père, Gabriel Südfeld, un rabbin polonais, est un spécialiste de la langue hébraïque. Sa mère est une juive d’origine russe. Simon Maximilian est élevé dans une école juive, puis dans un lycée catholique. Lorsque, en raison de la poussée nationaliste hongroise, l’enseignement n’y est plus dispensé en allemand, il le quitte pour une école supérieure calviniste. Dès l’âge de quinze ans, il abandonne le judaïsme et la pratique religieuse.
Il entreprend des études de médecine qu’il achève en 1876 à Budapest. Il collabore au Pester Lloyd, fait des voyages à Vienne, Berlin, saint-Pétersbourg, Paris, à l’occasion de l’exposition universelle de 1878. En 1873 il s’était installé à Berlin, où il adoptée le pseudonyme de Max Nordau. Il ne cache pas son admiration pour Bismarck.
En 1880, il s’installe à Paris, où il poursuit ses études de médecine; le 19 juillet 1882, il soutient sa thèse De la castration de la femme.Il collabore à différents journaux, notamment à la Vossische Zeitung de Berlin, dont il sera le correspondant pendant plusieurs décennies, et à la Neue Freie Presse de Vienne, à laquelle il donnera vingt-cinq feuilletons annuels pendant vingt ans. Fin connaisseur de la vie culturelle parisienne, il polémique avec l’avant-garde. Cosmopolite éclairé, journaliste reconnu, il donne libre cours à ses ambitions littéraires. Il épouse Anna, une protestante, un an après la naissance de leur fille Maxa, qui sera baptisée.
En 1892, il rencontre à Paris, Theodor Herzl, dont il sera à la fois le médecin et le collaborateur. Auteur connu et brillant orateur, il s’engage résolument dans le mouvement sioniste. L’affaire Dreyfus n’y est sans doute pas étrangère. Nordau est le vice-président des Congrès Sionistes organisés du vivant de Herzl, puis président du septième au dixième Congrès. Il prône la création d’un état juif. La pièce Doctor Kohn
(1899) met en scène la tragédie du juif tiraillé entre l’antisémitisme et l’assimilation.
Lorsque la première guerre mondiale éclate, Max Nordau, citoyen austro-hongrois, est obligé de quitter Paris. Il parvient à passer en Espagne, où il résidera pendant le conflit. Après la guerre, il ne retrouve plus son influence au sein du mouvement Sioniste, dont il s’éloigne. Max Nordau meurt à Paris le 23 janvier 1923. Trois ans plus tard, son corps est transporté en Palestine et inhumé au cimetière Trumpoldor de Tel Aviv.
Quelques ouvrages de Max Nordau publiés en français
De la castration de la femme, thèse de médecine, Paris, A. Delahaye et E. Lecrosnier, 1882.
Les mensonges conventionnels de notre civilisation,Paris, F. Alcan, 1886.
Le mal du siècle,Paris, L.Westhausser, 1889.
Comédie du sentiment, Paris, L.Westhausser, 1892.
Dégénérescence, Paris, F. Alcan, 1894
Paradoxes psychologiques, Paris, F. Alcan, 1896.
Paradoxes sociologiques, Paris, F. Alcan, 1897. (…)
Vus du dehors, essai de critique scientifique et philosophique sur quelques auteurs français contemporains, Paris, F. Alcan , 1903.
Traduit de l’allemand par Auguste Dietrich, Dégénérescence, le livre le plus célèbre et le plus discuté de Max Nordau, parait en 1894 à Paris chez Alcan dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine. Les deux forts tomes de Entartung avaient été publiés en 1892-1893 à Berlin, chez Duncker. Traduit dès sa parution en de très nombreuses langues – la traduction italienne parait dès 1893, la traduction anglaise est publiée en 1895-, cet ouvrage fait rapidement le tour de l’Europe.
En 1894, Max Nordau n’est pas un inconnu dans la capitale française. Ce médecin juif polyglotte, sujet de l’empire austro-hongrois, s’y est installé en 1880, à l’âge de trente et un an, après avoir séjourné à Berlin et avoir obtenu son diplôme de médecin à l’université de Budapest. A Paris, sa ville d’adoption, il passera la presque totalité des quarante dernières années de sa vie. Max Nordau y poursuit ses études de médecine : c’est jean-Martin Charcot, qui présidera , le 19 juillet 1882, le jury de thèse chargé d’examiner son mémoire, De la castration de la femme.Trois ans plus tard, parmi les élèves de Charcot à la Salpêtrière, on trouvera Sigmund Freud. Nordau fréquente l’élite intellectuelle de la capitale, se lie, à partir de 1892, à Théodor Herzl dont il devient à la fois le médecin et le bras droit dans le combat que mène le mouvement Sioniste. Ce médecin engagé dans les débats intellectuels et politiques est doublé d’un romancier, d’un dramaturge, d’un polémiste mordant et d’un essayiste de Renom, rompu au paradoxe et à la provocation. En fait Max Nordau ne vit pas de son stéthoscope, mais de sa plume, grâce en particulier , à ses collaborations depuis Paris à des journaux de langue allemande dont il est le correspondant attitré.
Dégénérescence : ce terme, que Max Nordau n’a pas créé, mais auquel son livre donne une singulière publicité, dit l’ampleur et la gravité de la crise. Phénomène européen, cette dégénérescence trouve son épicentre dans Paris, capitale de la modernité. Le foyer de l’infection est la bourgeoisie. La nouveauté et l’interêt de Dégénérescence tiennent aux ambitions et à la méthode de Nordau. Son approche se veut médicale, scientifique et anthropologique, cependant Dégénérescence n’est pas une deuxième thèse de médecine, mais un essai relevant de l’histoire des idées. La ville est pathogène, les troubles et les désordres nerveux sont engendrés par le progrès technique, par la vie trépidante et énervante des grandes villes, que Nordau aurait pu appeler , avec Verhaeren, « tentaculaires ».
Son champ d’investigation est des plus larges, car il couvre aussi bien la poésie et le roman que le théâtre, les arts figuratifs, la musique, la philosophie et se joue des frontières nationales et linguistiques.
Des cinq livres qui composent l’ouvrage, le premier (Fin de siècle) et le dernier (Le vingtième siècle) constituent respectivement le diagnostic et le pronostic de la maladie que les trois livres centraux analysent dans ses différentes manifestations. Le mysticisme ( les préraphaélites, les symbolistes, Tolstoï, Wagner) et L’égotisme (Les parnassiens, les diaboliques, les décadents et esthètes, de Baudelaire à Barbey d’Aurevilly, à Barrès, à Huysmans, à Wilde; le théâtre d’Ibsen; Nietzsche) empruntent leur titre à la psychopathologie : le mysticisme serait une sorte de délire associatif qui projette sur la réalité des significations inventées, et l’égotisme une forme primaire du culte pathologique du moi. Le titre du troisième livre, Le réalisme (Zola et les Naturalistes, les jeunes narrateurs allemands) peut se passer d’une connotation nosographie, le réalisme étant lui-même, dans les connotations que Nordau lui attribue -adoration d’une pseudo-science, libération des instincts-, synonyme d’affection pathologique.
Nordau s’appuie sur les thèses de Cesare Lombroso, le célèbre aliéniste et criminologue italien, auteur de Génie et folie (1864), à qui Max Nordau dédie son livre. Parmi ses autres ouvrages, L’homme criminel (1876) avait également connu un grand succès en Europe : les génies peuvent être attirés par le crime et les aliénés par l’écriture… Dans la suite de Lombroso, Nordau développe : « Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. Mais ces derniers présentent les mêmes traits intellectuels – et le plus souvent somatiques – que les membres de la même famille anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le surin de l’assassin ou la cartouche du dynamiteur, au lieu de les satisfaire avec la plume et le pinceau. » Par contre, il se différencie de Lombroso, quand il développe : « Les dégénérés, les hystériques, les neurasthéniques ne sont pas capables d’adaptation. Ils sont pour cela condamnés à disparaître. » Alors que, selon ses présupposés, ils auraient dû être éloignés ou éliminés de la société.
Le XIXe siècle a été appelé, non sans raison, le siècle de la névrose. Les fous sont arrachés aux prisons : on leur ouvre les portes des hôpitaux. La folie est dépouillée de son halo magique et devient une réalité pathologique. Dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Claude Bernard affirme que « la connaissance de l’état pathologique ou anormal ne saurait être obtenue sans la connaissance de l’état normal. »
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, psychiatrie et littérature entrent en concurrence: la médecine s’ouvre à la littérature, la littérature se médicalise, les empiètements sont fréquents. La psychiatrie multiplie les études sur la névrose, maladie sine materia, et ses multiples manifestations, y compris littéraires; la littérature, où les figures de médecin se multiplient, ne veut pas être en reste : en traitant ce sujet insaisissable et inépuisable, elle cherche, par son Intuition créatrice, à combler des vides, à formuler des hypothèses dans des domaines où la science est réduite au silence.
Tenant d’une approche normative, Bénédict Auguste Morel, que Max Nordau cite à maintes reprises dans Dégénérescence, s’efforçait de démontrer dans son Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine et des causes qui produisent ces variétés maladives (1857), que les dégénérations sont transmissibles et évoluent vers la déchéance. On trouve sous sa plume le terme de dégénérescence, d’ascendance lamarckienne. Partisan de l’organicisme, Jacques-Joseph Moreau affirmait dans La psychologie morbide dans ses apports avec la philosophie de l’histoire ou de l’influente des névropathies sur le dynamisme intellectuel (1859), que le génie est l’expression d’une névrose : la modification pathologique du cerveau génère une sensibilité accrue, qui caractérise aussi bien le génie que la maladie mentale.
Dans Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Sigmund Freud contestera sérieusement ce concept.
Dégénérescence
Telle que définie par Freud dans « Trois essais sur la théorie sexuelle » 1905
Traduit de l’allemand par Philippe Koeppel
Ed. Gallimard, Paris, 1987, Folio Essais N°6, pp.41-43
Dans l’essai de Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle », le définition de la dégénérescence se trouve dans le premier essai « Les aberrations sexuelles ».
« La dégénérescence se heurte aux objections qui sont généralement élevées contre l’utilisation arbitraire du terme. Il est en effet devenu courant d’attribuer à la dégénérescence toute espèce de manifestation pathologique dont l’origine n’est pas directement traumatique ou infectieuse. La classification des dégénérés établie par Magnan a même permis de ne pas exclure (37) nécessairement l’emploi du concept de dégénérescence lorsque le profil général du fonctionnement nerveux est des plus parfaits. Dans de telles conditions, on peut se demander si le jugement :« dégénérescence » présente encore quelques utilité et quelque intérêt nouveau. Il semble plus opportun de ne pas parler de dégénérescence :
Lorsqu’il n’y a pas coexistence de plusieurs déviations graves par rapport à la norme;
Lorsque les capacités d’efficience et d’existence ne paraissent pas gravement altérées dans leur ensemble. Plusieurs faits attestent que les invertis ne sont pas des dégénérés dans ce sens légitime :
1. On rencontre l’inversion chez des personnes qui ne présentent pas d’autres déviations graves par rapport à la norme.
2. On trouve là également chez des personnes dont les capacités d’efficience ne sont pas perturbées, voire qui se distinguent par un développement intellectuel et une culture éthique particulièrement élevés.
3. Lorsqu’on fait abstraction des patients de son expérience médicale et qu’on aspire à embrasser un horizon plus vaste, on se heurte de deux côtés à des faits qui interdisent d’interpréter l’inversion comme un signe de dégénérescence.
a. Il faut attacher de l’importance au fait que l’inversion était un phénomène fréquent, presque une institution investie d’importantes fonctions chez les peuples de l’antiquité à l’apogée de leur culture.
b. Elle est extraordinairement répandue dans de nombreux peuples sauvages et primitifs, alors qu’il est d’usage de restreindre l’application du concept de dégénérescence aux civilisations évoluées (I.Bloch); et même parmi les peuples civilisés d’Europe, le climat et la race ont une influence prépondérante sur l’extension de l’inversion et l’attitude adoptée à son égard.
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Mais ce sont là des travaux de savants, or la nouveauté de Dégénérescence tient au statut de son auteur, à la fois médecin et écrivain. C’est le clinicien qui est au chevet de la littérature et de l’art malades. C’est lui qui se charge de l’étiologie de leur maladie, qui rédige les diagnostics. Ses patients sont invités à passer du cabinet de consultation au salon, littéraire ou artistique.
C’est alors le critique qui oriente les analyses des oeuvres, théoriquement considérées comme autant de manifestations pathologiques.
La critique française se montre en général sévère à l’égard de Dégénérescence. Articles et opuscules fleurissent. Les uns déplorent le parti pris de vouloir découvrir à tout prix des éléments pathologiques dans les plus belles créations de l’intelligence humaine, d’autres volent au secours de Wagner, maltraité par Nordau.
L’oeuvre de Nordau embrasse une grande partie de la culture européenne et met en regard les courants de la littérature française contempleraient avec quelques grands auteurs étrangers – Nietzsche , Ibsen, Wagner, Tolstoï – dont l’importance, dans la formation de la culture fin de siècle n’est plus à dire. Et elle sert, en Europe, la cause de la littérature décadente.
Nordau fait-il preuve de francophobie, ou mieux, de parisianophobie dans Dégénérescence ?
Dominique-Anne Offner