Séances des 6 et 20 février
Dominique-Anne Offner
« Une fois que la maladie de la lecture exerce son emprise sur l’organisme,
elle l’affaiblit tant que l’individu devient une proie facile
pour cet autre fléau qui gîte dans l’encrier et couve sous la plume.
Le malheureux se met à écrire. »
Virginia Woolf, « Orlando ».
Lors de la séance du 6 février, nous avons abordé le trait à partir du dessin de la lettre, du geste qui accompagne le tracé de la lettre. Nous traçons avec un stylo, un feutre; la même gestuelle avec une plume ou une calame nous auraient simplement ramenés quelques siècles en arrière avec une forme de tracé faite de pleins et de déliés.
C’est à la fois, le choix de la plume, du support et la pression exercée sur la plume qui vont donner plus ou moins de force au trait. Plus ou moins d’épaisseur aussi, en fonction de l’angle de tracé choisi. La décomposition de cette gestuelle est complexe, elle implique tout le corps, y compris la respiration qui permet de maintenir la constance du tracé dans l’expire, par exemple.
L’autre élément indispensable est la lumière sans laquelle le contraste entre tracé et espace vierge n’est pas visible.
Pour approfondir ces aspects techniques, du côté de la calligraphie, l’ouvrage « Le trait : Une théorie de l’écriture » de Gerrit Noordzij (5 mars 2010), dont George-Henri Melenotte nous a parlé lors de la séance, est extrêmement utile.
Pour en découvrir plus, du côté de la typographie, de l’imprimerie et de leurs évolutions respectives, le site http://www.plume-et-papier.com est très bien référencé.
Si vous aimez cet aspect du livre, je ne peux que vous recommander les expositions de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat qui conserve quelques joyaux en matière de livres anciens. Leur site est : https://www.bibliotheque-humaniste.fr , et si vous le souhaitez, nous pouvons organiser une visite guidée de cette bibliothèque. Voilà pour les prolégomènes.
Ce qui nous intéresse dans cette approche du trait, et là, je reviens à l’argument de ce séminaire, « il ne s’agira pas dans ce séminaire de rechercher chez Lacan une théorie de l’origine de l’écrit. On soulignera combien l’acte de la parole se conjoint au geste d’écrire. Cela se fera en partant du vide et du silence qui permettent le déploiement du trait qui, à son tour, mène à l’émergence de la lettre. » est un moment très particulier. Un moment de suspens, qui se caractérise par le silence. À ce moment-là, il y a un « tout est possible » qui donne une impression de grande liberté, de grand espace, à condition de ne pas craindre le vide de la page blanche, de ne pas être pris par le vertige de ce vide. Fantasme.
Nous connaissons ces moments dans la sphère publique de la représentation, de l’évènement :
- un chef d’orchestre attend le silence de son public avant de démarrer le concert : public, orchestre et chef d’orchestre sont dans ce moment de suspens.
- Le même silence est nécessité pour un conférencier, pour un enseignant, pour qui parle à un public, de ce qu’il a produit un écrit qu’il présente.
Dans la sphère professionnelle, de façon plus individuelle, il en est de même pour le peintre, le sculpteur, l’écrivain, l’artisan quel qu’il soit : ce moment de silence conjoint au suspens participe de L’inspire.
Comment ne pas penser à Korowski dans « Les libérés, mémoires d’un aliéniste » de Ricciotto Canudo ? Celui-ci reste indéfiniment dans ce suspens, sans jamais matérialiser quoi que ce soit, sans jamais poser un geste sur une toile et pourtant « il peint ». Pour mémoire, Farry qui est associé au directeur de la clinique psychiatrique, observe Korowski et en rends compte. Ce qui provoque une réaction forte :
« Je l’ai regardé avec une longue curiosité, lorsqu’il m’a affirmé que Korowski a un véritable talent de peintre !
Farry ne connait de l’art de Korowski que ce que je puis en connaitre moi-même : ses gestes vides et répétés, qui peuvent à la rigueur évoquer ceux d’un peintre qui fait un tableau, mais qui, jusqu’ici, n’ont vraiment pu faire aucun tableau, car on ne peint pas avec la couleur de la peau de ses propres doigts estompée dans l’air impalpable. »
Plus loin dans le texte, la mise en scène de la séance de peinture de Korowski :
« Or, le plus étrange, c’est que Mme Fellerson, depuis deux jours, pose pour son portrait. Elle reste dans le jardin devant son peintre, pendant un temps très long, immobile, inébranlable. Les autres font autour d’eux un cercle attentif, qui s’élargit et se rétrécit selon leur individuel caprice, mais qui ne manque presque jamais. …. Durant leurs longues séances, les yeux de Mme Fellerson sont rivés à ceux de Korowski…. (Le directeur) Mais il faut que j’entre, moi aussi, dans le cercle magique de ce singulier charmeur. »
Chaque corps de métier a son vocabulaire, a un certain usage des verbes. Ce qui pourrait être de l’ordre du trait qui nous intéresse s’exprime donc de différentes façons. Un musicien joue une note, une succession de notes. Un chef d’orchestre dirige un orchestre. Un danseur esquisse un pas de danse. Un peintre pose une couleur. En reprenant la séance du 20 décembre 1977, Lacan, après avoir précisé que « dire est autre chose que parler », précise « L’analysant parle. » et « L’analyste, lui, tranche ». Suivent deux paragraphes qui éclairent son propos sur cette fonction de tranchant et sur ce que va être cette écriture.
Avant de les aborder, juste d’autres formes d’écritures pour déplier ce mot le plus possible. Je continuerai à alimenter ce nuage autour du mot au fil de mes trouvailles.
Karl Lagerfeld : « Mes dessins sont aussi lisibles qu’une écriture »
Les partitions de musiques contemporaines :
l’architecture de Hundertwasser à Vienne
le « Jardin des Tarots » de Niki de Saint Phalle à Capalbio en Toscane
Et dans cette page de manuscrit en cours, d’Honoré de Balzac, qu’est-ce qui fait écrit : le corps du texte, les annotations , l’ensemble, ce qui ne se lit pas encore ?
- la danse sur « Les Indes Galantes » chorégraphiée par Clément Cogitore :
- https://youtu.be/9h9HP-VOJv4
- « En dansant sur la terrasse » variation au ralenti autour d’une chorégraphie de Tarek Aïtmeddour : https://youtu.be/vJWnqNFZ5Z4
- Un montage vidéo de Nicolas Deveaux, visible au Centre Pompidou à Paris : https://youtu.be/nPrWo5pEvyk
- Un film d’animation de Noi Siamo Zingarelle , sur un air de la Traviata de Verdi : https://youtu.be/1wa0_pQUCT0
Jacques Lacan, « Le moment de conclure », séance du 20 décembre 1977
« L’analyste tranche à lire ce qu’il en est de ce qu’il (L’analysant) veut dire, si tant est que l’analyste sache ce que lui-même veut. »